The rule of Saint Benedict

Saint Benoit
spiritual life

The rule of Saint Benedict

Below is a list of brief commentaries on the Rule of St. Benedict which are put in the order of the Rule.

Revised translation by Dom Germain Morin, monk of the abbey.

(PR 1) ECOUTE …

 

1 Ecoute, mon fils, les préceptes du Maître et prête l’oreille de ton cœur. Reçois volontiers l’enseignement d’un si bon père et mets-le en pratique, 2 afin de retourner par le labeur de l’obéissance à celui dont t’avait éloigné la lâcheté de la désobéissance. 3 C’est à toi donc maintenant que s’adresse ma parole, à toi, qui que tu sois, qui renonces à tes volontés propres et prends les fortes et nobles armes de l’obéissance, afin de combattre pour le Seigneur Christ, notre véritable Roi.

Ecoute. C’est le tout premier mot de la règle, celui qui commande tout le reste.

Il faut d’abord s’en donner les moyens. Ecouter, c’est-à-dire faire taire tout ce qui dit le contraire autour de nous. Ecraser la tyrannie envahissante du bruit dans toutes les formes, grossières et subtiles, qu’il revêt aujourd’hui. Cela suppose une capacité de s’arrêter, de tourner un bouton, d’éteindre, de prendre les moyens voulus pour laisser la place à ce qui doit être écouté. Redoutable ascèse déjà : il faut créer une cloche de silence dans le règne universel du bruit.


Si saint Benoît demande d’écouter, c’est qu’il y a quelque chose à entendre, quelqu’un plus exactement. Celui pour qui on est là dit quelque chose, il s’exprime, il communique. En tout cas, il a l’intention de le faire. Pour communiquer, il faut être au moins deux ; peut-être même trois, celui qui parle, celui qui écoute et celui qui surgit de cette communication, comme un être nouveau. Le messager, le récepteur et celui que tous deux deviennent quand ils se rencontrent.

Dès l’abord, saint Benoît propose au moine de se glisser dans le dialogue initié par Dieu « le Père », il lui propose de s’en faire l’auditeur, d’être d’abord celui qui va recevoir l’enseignement, avant et afin de devenir ce « troisième » issu de la communion dans le dialogue ; avant et afin de redevenir ce « troisième » qu’il aurait toujours dû être ; avant et afin de retrouver la communion des volontés que Dieu a proposée dès le début à qui que ce soit.

C’est un véritable combat.

14 Le Seigneur, cherchant son ouvrier dans la foule du peuple à laquelle il crie, dit encore: 15 “Quel est l’homme qui veut la vie et désire voir des jours heureux?”(Ps 33,13) 16 Que si, à cette demande, tu lui réponds: “C’est moi”, Dieu te réplique: 17 “Si tu veux avoir la vie véritable et éternelle, interdis le mal à ta langue et à tes lèvres toute parole trompeuse; détourne-toi du mal et fais le bien; cherche la paix avec ardeur et persévérance.(Ps 33,14-15) 18 Et lorsque vous agirez de la sorte, mes yeux seront sur vous et mes oreilles attentives à vos prières, et avant même que vous ne m’invoquiez, je vous dirai: ‘Me voici'”(cf. Ps 33,16 ; Is 58,9) 19 Quoi de plus doux, frères très chers, que cette voix du Seigneur qui nous invite? 20 Voyez comme le Seigneur lui-même, dans sa bonté, nous montre le chemin de la vie.

Dans une formule extraordinaire, saint Irénée de Lyon a écrit (Démonstration apostolique 87) que nous sommes sauvés, non selon la prolixité de la Loi, mais selon la concision de la foi et de l’amour.

Voilà une parole suffisamment riche et dense pour alimenter la prière et la réflexion de chaque jour. Si le Christ est venu nous faire vivre de cette façon, cela doit être vrai de chacun des jours qu’il nous donne de vivre. Quoi qu’il en soit de ce que nous faisons ou ne faisons pas, du mal dont on se détourne et du bien qu’on essaie de faire, de la paix qu’on recherche avec persévérance, il faut toujours que ce soit vécu au nom de la concision de la foi et de l’amour. Cela doit guider chacun de nos choix.

Prier davantage ? Que ce soit la pureté du cœur qui nous y entraîne. Ne pas vouloir dire du mal ? Que ce soit pour dire quelque chose de la concision des deux commandements qui n’en font qu’un. Faire davantage silence en soi et autour de soi ? Que ce soit aussi pour dire quelque chose de la concision de l’amour.

Ne rien préférer au Christ, à Dieu que nous cherchons, à la joie de l’Esprit Saint. N’ajouter aucun bavardage à ce que le Père nous a dit définitivement en son Fils. Nous sommes invités à ce silence-là. Le vrai silence de l’amour.

 

(PROLOGUE 22-24.39) MOINE SOUS TENTE ?

 

22Si nous voulons habiter dans la demeure de ce royaume, sachons qu’on n’y parvient que si l’on y court par les bonnes actions.

23Mais interrogeons le Seigneur en lui disant avec le prophète: “Seigneur, qui habitera dans ta demeure? Qui reposera sur ta montagne sainte?”(Ps 14,1) 24Après cette demande, mes frères, écoutons la réponse du Seigneur; il nous montre la route de cette demeure…39Lorsque nous avons demandé au Seigneur, mes frères, qui habitera dans sa demeure, nous avons appris ce qu’il faut faire pour y demeurer. Puissions-nous accomplir ce qui est exigé de cet habitant!

Lorsque, dans le Prologue de sa règle, saint Benoît évoque le lieu que le moine cherche à gagner durant toute sa vie, pour y habiter, il utilise le mot latin tabernaculum, dont la traduction littérale est tente (rendu ici par demeure). Voici donc le lieu de la stabilité définitive évoqué par la plus souple des façons d’habiter, la plus mobile, la plus transportable, la plus déplaçable. La chose mérite réflexion de la part du moine.

La tente se pose à même le sol, elle embrasse l’ « humus ». Tout naturellement, elle est une école d’humilité ; elle rappelle à l’homme ce qui est inscrit dans le nom même qui le désigne : humus, homme, humanité. Le dit-on assez ? Sous la tente où il habitera dans le royaume, le moine doit encore et toujours être humble devant Celui qui l’est au plus profond de lui-même, rempli de cette humilité qui lui fait ouvrir les richesses de son cœur à qui veut bien les recevoir.

Dans son modèle le plus réduit en tout cas, la tente induit l’intimité, le vivre ensemble, le partage de tout. Intimité avec Dieu : c’est bien ce que le moine recherche, ce pour quoi il vient au monastère, ce qui le motive en toutes choses, ce pour quoi il cherche à passer le seuil de la tente où réside le Seigneur : « Seigneur, qui habitera sous ta tente ? »

Souple, mobile, déplaçable, la tente se montre encore la plus sensible au monde qui l’entoure. Membrane vivante, elle vibre au moindre vent qui la caresse, elle tremble avec la terre, elle en épouse les fragilités, les dangers, les grandeurs aussi. Dans le silence profond de la nuit, elle voisine avec la beauté des étoiles ; au bord de la mer, elle capte le langage des vagues ; au sommet des montagnes, elle fait comme toucher du doigt les vastes paysages. Elle habite l’univers entier.

« Le Verbe s’est fait chair et il a planté sa tente parmi nous ».

(PR 39) HABITER LA MAISON DE DIEU

 

39Lorsque nous avons demandé au Seigneur, mes frères, qui habitera dans sa demeure, nous avons appris ce qu’il faut faire pour y demeurer. Puissions-nous accomplir ce qui est exigé de cet habitant!

La question a donc été posée : Seigneur, qui habitera dans ta demeure ?

Assurément, le monastère est considéré comme le lieu où les moines habitent, où ils ont le lieu de leur résidence, où se déroule leur vie de tous les jours, où s’exerce la persévérance quotidienne qui doit les mener jusqu’au royaume. Tout à l’inverse des gyrovagues.

Pas plus que l’homme, pas plus que la vie, le moine ne peut donc se passer de lieu. Il habite, il demeure, il loge. Il a une définition : c’est-à-dire des limites, des frontières, ouvertes ou fermées, c’est selon. Il a un chez soi. Et, mieux que le substantif abstrait « maison », la préposition « chez » exprime admirablement combien la vie s’enracine localement. En français, la dite préposition ne commande jamais une chose inerte, mais bien un nom de vivant. Chez toi, chez lui, chez moi.

Dis-moi où tu habites, dis-moi chez qui tu habites, je te dirai qui tu es. Pour se montrer homme de Dieu, il faut habiter la maison de Dieu. Pour être un homme de Dieu, il faut que le moine ait son lieu dans une communauté qui lui procure ce « chez Dieu » tant désiré par saint Benoît. Il n’y faut rien moins que « la puissante catégorie des cénobites » (1, 13).

(PROL 48) AIMER LES COMMENCEMENTS

 

48garde-toi bien, sous l’effet d’une crainte subite, de quitter la voie du salut dont les débuts sont toujours difficiles.

Toute la règle est comme insérée dans deux mentions du commencement : le Prologue, pour inviter le moine à ne pas s’en effrayer, le dernier chapitre pour rappeler qu’avec la règle, il y a seulement un commencement de la vie monastique. Pour surmonter les inévitables difficultés des commencements, tout comme pour ne pas être un éternel débutant, le moine doit faire preuve de beaucoup d’amour.

Mais qu’y a-t-il à aimer dans un commencement ? Le moine y retrouve une des grandes vertus monastiques : l’humilité. C’est en réalité la vertu du créateur et toute création suppose un commencement, qui déploiera ensuite toutes ses virtualités. Accepter de commencer, c’est reconnaître qu’il y a quelque chose ou quelqu’un qui n‘est pas encore là. Je ne suis pas tout et je n’ai pas tout immédiatement. Je dois me mettre en route, laisser et faire grandir le désir de Celui que je veux rencontrer.

Le remarque-t-on assez ? La liturgie célèbre essentiellement des commencements : annonciation, visitation, avent, nativité, entrée dans le peuple élu (circoncision), baptême,…Quant à la résurrection, elle recule à perte vue, c’est-à-dire à jamais, ce que nous considérons comme une fin. Quand saint Benoît demande de ne rien préférer à l’Office divin, il demande de ne rien préférer à la célébration de tous ces commencements. Ainsi tout commencement revient-il peut-être à une résurrection.

Quand le moine promet la stabilité, il promet d’aller toujours de commencement en commencement.

(PROL 50) PERSÉVÉRER JUSQU’À LA MORT

 

50 Ne nous écartant donc jamais de son enseignement, et persévérant jusqu’à la mort dans sa doctrine au sein du monastère, participons par la patience aux souffrances du Christ pour mériter d’avoir part à son royaume. Amen.

Persévérer. A la fin du prologue de la règle, au moment où il va baliser un chemin pour celui qui veut s’engager comme moine, saint Benoît évoque le long terme. Il fera de même à la fin de la règle, au dernier chapitre, précisant à nouveau le but à rechercher et auquel il promet de parvenir.

Persévérer. Cela évoque la durée, la constance, la stabilité à laquelle le moine s’engage au jour de sa profession. Saint Benoît permet au moine de devenir ermite, mais seulement après avoir duré longtemps dans la vie communautaire. De même, il met la persévérance du novice à l’épreuve, avant de l’engager plus définitivement dans la vie monastique.

Durer fait ainsi passer par toutes sortes de stades. L’identité du moine s’y crée jour après jour. Elle englobe donc toutes les réalités rencontrées et que nous qualifions parfois trop vite de contradictoires. L’identité du moine ne sera pas à chercher dans tel idéal dessiné une fois pour toutes. Elle est, à la lettre, cette persévérance quotidienne qui marche, achoppe, trébuche, tombe, se relève, recule, avance, mais toujours poursuit inlassablement. L’être du moine est fait de tout cela que nous pensons trop souvent comme des opposés ne pouvant s’accorder. La persévérance du moine ne peut rien oublier du passé, rien négliger du futur : il lui faut tout réunir dans le présent.

(RB 1) ÊTRE MOINE : UNE SIMPLE APPARTENANCE ?

 

1Il est manifeste qu’il y a quatre catégories de moines. 2La première est celle des cénobites, c’est-à-dire de ceux qui vivent en commun, dans un monastère, et combattent sous une règle et un abbé.

3La deuxième catégorie est celle des anachorètes ou ermites. Ceux-ci n’en sont plus à la simple ferveur du début dans la vie religieuse…

6La troisième catégorie de moines, fort détestable, est celle des sarabaïtes. Ils n’ont pas été éprouvés…par une règle, maîtresse d’expérience; mais… 7ils demeurent fidèles au monde dans leur conduite, et, visiblement, mentent à Dieu par leur tonsure…

10La quatrième catégorie de moines est celle des gyrovagues…

11Toujours en route, jamais stables, esclaves de leurs volontés propres et des plaisirs de la bouche, ils sont pires en tout que les sarabaïtes.

Saint Benoît distingue donc quatre catégories de moines. Il est tout à fait remarquable qu’après avoir dit tout le mal qu’il pensait des sarabaïtes et des gyrovagues, il ne leur retire pas la qualification de moines. Ils continuent à faire partie des quatre catégories. Moines, mauvais sans doute, mais moines quand même.

Cela peut vouloir dire que saint Benoît ne désespère pas de leur conversion, pas plus qu’il ne désespère de la miséricorde de Dieu. Il ne les enferme pas définitivement dans la description qu’il en a faite.

Cela peut vouloir dire aussi que cénobites et ermites n’ont pas à se glorifier de leur étiquette de moines. Eux aussi pourraient, un jour, devenir sarabaïtes et gyrovagues, tout en s’appelant toujours moines. C’est déjà une allusion voilée au possible orgueil de la bonne observance (Prol. 29).

Cela peut vouloir inviter tout le monde à ne pas juger sur le titre, sur l’étiquette, sur l’appartenance ; mais bien plutôt à s’efforcer de rejoindre chacun au plus profond de ce qu’il est, de ce qu’il vit, de ce qu’il désire être en réalité.

Ni l’habit ni le titre ni la catégorie ne font le moine, lequel peut parfois aussi être un voyou (Montaigne dixit).

(RB 2) ÊTRE LE CHRIST AU MILIEU DE SES FRÈRES

 

1 L’abbé qui est jugé digne de gouverner le monastère doit se rappeler sans cesse le titre qu’il porte et réaliser par ses actes le nom de supérieur.

2 On croit fermement, en effet, qu’il tient la place du Christ dans le monastère, puisqu’on l’appelle de son nom même, 3 selon ces paroles de l’Apôtre: “Vous avez reçu l’esprit des fils d’adoption, par lequel nous crions: Abba, c’est-à-dire Père”. (Rm 8,15 ; Ga 4,6)

La pensée principale est que l’Abbé tient au milieu de ses frères la place du Christ. S’il a une autorité, un pouvoir à exercer, c’est en référence à l’autorité, au pouvoir du Christ.

Le Christ a parlé lui-même de son pouvoir. Pour en faire le fondement de la mission confiée aux disciples. Pour rappeler que son Père lui a donné autorité sur tout être vivant.

Si l’Abbé reçoit un pouvoir, cela ne peut être que pour donner, pour partager. “Comme tu lui as donné autorité sur tout être vivant, il donnera la vie éternelle”. Si l’Abbé ne doit rien enseigner ou commander en dehors des préceptes du Seigneur, c’est en réponse à l’ordre du Christ, au moment de l’Ascension : “apprenez-leur à garder mes commandements”.

Jésus priait pour que l’autorité reçue soit l’occasion d’un don. Celui de la vie éternelle. En ajoutant qu’elle consiste à connaître le seul Dieu, le vrai, et celui qu’il a envoyé. Si l’Abbé doit être le Christ au milieu de ses frères, c’est pour faire connaître le vrai Dieu et aussi le Christ lui-même, celui qu’il a envoyé.

C’est un pouvoir, une autorité à exercer dans la pauvreté. Les paroles qu’il donne ont été elles-mêmes données. Et si elles sont reçues, c’est parce qu’on reconnaît qu’elles viennent d’ailleurs, de plus haut, de plus loin.

Etre le Christ au milieu de ses frères, c’est aussi prier pour eux. “Je prie pour eux, pour ceux que tu m’as donnés”. L’Abbé peut prier ou laisser le Christ prier en lui.

(RB 3) PRENDRE ET DONNER AVIS

 

1Toutes les fois qu’il y aura dans le monastère quelque affaire importante à décider, l’abbé convoquera toute la communauté et exposera lui-même ce dont il s’agit.

2Après avoir recueilli l’avis des frères, il délibérera à part soi et fera ensuite ce qu’il aura jugé le plus utile.

3
Ce qui nous fait dire qu’il faut consulter tous les frères, c’est que souvent Dieu révèle à un plus jeune ce qui est meilleur.

4Les frères donneront leur avis en toute humilité et soumission. Ils n’auront donc pas la hardiesse de soutenir effrontément leur manière de voir,

5
mais il dépendra de l’abbé de décider ce qu’il jugera le mieux; et tous alors devront lui obéir. 6Cependant, comme il convient aux disciples d’obéir au maître, ainsi revient-il au maître de tout organiser avec prévoyance et équité.

Il faut donner à ce chapitre sa véritable dimension. Il gère à merveille les relations qui doivent exister entre frères dans la communauté, tout comme entre les frères et leur abbé.

Les frères ne sont pas ici des invités obligatoires, des parasites, ceux qu’on ne peut pas ne pas convier quand il faut prendre conseil. Ils sont de la maison et tout ce qui concerne la maison les touche. Toute la communauté, dit saint Benoît, tous les frères. Mais ceux-ci ont alors le devoir de s’exprimer lorsque l’occasion leur en est donnée, s’exprimer paisiblement, sans insolence.

Pour autant, ils ne sont pas à la merci de leur abbé, ils ne peuvent pas être l’objet passif du caprice d’un autre, de leur abbé, qui n’a pas à s’instituer malgré eux leur bienfaiteur, sauveur et père. Si saint Benoît laisse à l’abbé la décision ultime, il tient à éviter toute dérive possible. « Le plus utile », « prévoyance et équité », « dans la crainte de Dieu et selon la règle » : autant de balises pour canaliser le chemin.

Humilité, soumission, obéissance, attention mutuelle, respect de l’autre, amour de la règle, pas d’exclusive (tous les frères), ouverture (à l’avis des jeunes) : autant de vertus monastiques à mettre en œuvre lorsqu’il s’agit de parler en communauté, de se parler. On le voit : cela va bien au-delà d’un simple avis à prendre auprès des frères. Il y va tout simplement de la communauté à édifier.

(RB 4,1-2) LA DOUBLE LOI DE L’AMOUR

 

1Avant tout aimer le Seigneur Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de toute sa force.
2Ensuite le prochain comme soi-même.

Au moment de déployer la panoplie des instruments dont le moine est invité à se servir, saint Benoît place en tête les deux commandements qui n’en font qu’un. Aimer le Seigneur de tout son coeur, aimer le prochain comme soi-même.

Il confirme ainsi ce que lui-même et ce que d’autres ont dit de sa règle : elle n’est qu’une mise en pratique de l’Evangile, sous la conduite duquel le moine cherche à avancer (Prologue 21).

Il confirme aussi que tout s’enracine dans l’amour, que tout s’édifie à partir de lui et que tout revient à lui. La liste des instruments des bonnes oeuvres se termine là où elle a commencé. Ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu. Ne jamais se tenir en dehors du coeur de Dieu, ne jamais s’écarter du feu qui y brûle et qui brûle de nous voir brûler. Chaque instrument ne fait que traduire la double loi qui n’en est qu’une seule. Sans amour, le malade est laissé à lui-même, le mort n’est pas enseveli, le soleil se couche sur la colère, la présence de Dieu n’est pas perçue.

Aime le lien qui t’unit à Dieu et qui te rapproche de ton frère.

(RB 4, 8) HONORER TOUS LES HOMMES

 

Saint Benoît fait à l’abbé du monastère un devoir de regarder tous ses moines avec le même regard de père. Il n’y a pas lieu de se laisser guider par des distinctions de race, de culture, de statut. Seul le progrès spirituel autorise ce que nous appellerions une faveur. Ou, à l’inverse, l’affadissement spirituel motivera ce que nous appellerions une sanction.

Saint Benoît attire aussi l’attention du portier comme de l’hôtelier, en recommandant d’apporter un soin tout particulier à la réception des pauvres et des pèlerins, sans égard pour le rang social.

Cette invitation à une charité universelle est proprement évangélique. Elle se fonde sur la parole du Christ lui-même : « c’est à moi que vous l’avez fait » (Matt. 25, 40). Un profond sens de l’humain rejoint ainsi le plus pur évangile, pour s’ouvrir à quiconque et honorer chez lui ce qu’il apporte d’unique à toute l’humanité.

Saint Benoît demande aux moines de s’honorer mutuellement (RB 72, 4), mais aussi d’étendre la même démarche à tout homme.

(RB 4,13) AIMER LE JEÛNE

 

SE LAISSER HABITER

Qui vais-je laisser habiter en moi ? Par qui vais-je me laisser faire ?

Il faut pour cela qu’il y ait de la place. Le jeûne doit dire au moins à quoi nous ne voulons pas laisser de place, par quoi ou par qui nous ne voulons pas nous laisser envahir. Jeûne au sens global, et pas seulement diététique.

On a assez dit que notre civilisation est une civilisation de consommation. Elle considère l’homme comme un vide à remplir : avec du son, en lui mettant des écouteurs sur les oreilles; avec des images, en lui mettant l’écran devant les yeux; avec tout ce qui peut combler ses besoins, tout en les multipliant.

C’est le contraire de ce que Jésus fait quand il dit à la Samaritaine : Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif. L’eau que je lui donnerai deviendra en lui source jaillissant en vie éternelle (Jean 4, 14). Le vrai jeûne est celui qui nous donne faim et soif de ce qui peut nous combler. Le vrai jeûne, celui que nous pratiquons quand l’Epoux nous est enlevé, est le jeûne qui traduit notre attente et notre espérance du retour du Christ. Pour que sa présence nous envahisse, pour qu’il devienne Celui que nous allons laisser faire en nous.

Le jeûne est en quelque sorte un appel à la présence. Viens, Seigneur Jésus. Il nous unit au gémissement de la création, qui attend du Christ sa libération et sa transfiguration. Comme dit Pierre Chrysologue : “Que celui qui jeûne ait le sens de celui qui a faim, lui qui veut que Dieu ait le sens de sa propre faim.”

(RB 4, 23) PAS DE VENGEANCE

 

23Ne point se réserver un temps pour la vengeance

Saint Paul invite ses correspondants à avoir en eux les sentiments qui furent ceux du Christ Jésus (Philip. 2, 5). Il aurait pu dire aussi : n’ayez pas les sentiments qui n’ont jamais trouvé place dans le cœur du Christ.

Les Evangiles ne nous cachent pas les saintes colères de Jésus à l’égard des Pharisiens, des marchands du Temple et à l’égard de quiconque trompe la vérité. Jamais cependant, au grand jamais, l’instinct de vengeance n’inspire au Christ quelque geste que ce soit. D’aucune manière, la résurrection du Christ n’est une vengeance sur quiconque : ni sur Pilate, ni sur ceux qui ont été les artisans de la mort de Jésus. Celle-ci rachète tout le monde, sans exception.

En s’interdisant le temps de la vengeance, le moine donne donc un enseignement sur le Christ. Ou plutôt, il se laisse enseigner par lui, il se laisse envahir par lui. Nouveau signe de cette préférence absolue que le moine a pour vocation d’accorder au Christ. Le moine donne ainsi un véritable signal de résurrection, il se montre pascal, tel qu’il doit être ou devrait être en tout temps.

(RB 4, 28) S’OUVRIR À LA VÉRITÉ

 

28Dire la vérité de cœur comme de bouche.

A plusieurs reprises, saint Benoît demande au moine d’être cohérent avec lui-même. Au cours de la psalmodie, il faut que le cœur soit en accord avec la voix (19, 7) ; l’Abbé doit enseigner par des actes plus encore que par des paroles (2, 14) ; si on veut être appelé saint, il faut d’abord l’être, de telle sorte que l’appellation soit plus vraie (4, 62). Il faut donc dire la vérité non seulement avec ses lèvres, mais aussi avec son cœur.

Être cohérent avec soi-même est déjà une attitude extrêmement exigeante. Tout autant que l’obligation de se conformer à la réalité, de ne pas biaiser avec les choses et moins encore avec les personnes, de ne pas laisser s’étendre le royaume du mensonge. Mais tout n’est pas encore dit de ce qui est ainsi engagé.

La vérité ne m’appartient pas. Elle est le bien de tout le monde. Je n’en suis pas l’auteur, je ne la crée pas, je la prends là où elle est, tout simplement. A moins que ce ne soit elle qui me prend, qui m’habite, qui me couvre, qui me protège.

Le contraire de la vérité, le mensonge, se présente tout autrement. Je l’invente, je le construis, je le fabrique de toutes pièces, j’en suis l’auteur, le créateur. Même s’il peut se répandre, se faire collectif, le mensonge n’a d’abord que moi-même comme origine et comme horizon.

Lorsque le moine est invité à dire la vérité, de cœur comme de bouche, il est donc doublement invité à ne pas se laisser confiner à lui-même, aux dimensions étroites et finalement égoïstes du mensonge qu’il se serait construit lui-même. Dire la vérité, c’est affirmer qu’il y a un bien commun à tous et vouloir le partager.

Ne rien préférer au Christ, dit encore saint Benoît (4, 21). Il aurait pu dire : ne rien préférer à Celui qui a dit être lui-même la Vérité.

(RB 4, 31.72) QU’EST-CE QU’UN ENNEMI ?

 

31Aimer ses ennemis.
72
Par amour du Christ, prier pour ses ennemis.

Aimer. Pas éliminer. Pas éloigner à tout prix. Faire entrer dans une relation. Laisser exister.

Mais nous avons toujours à reformuler la question : qu’est-ce qu’un ennemi ? qui est-il pour nous ? comment allons-nous le traiter ?

Est-ce celui qu’il va falloir à tout prix expulser, exiler, ejecter ? Ou bien quelque chose comme un parasite, avec qui il va falloir s’arranger, négocier ? La vie nous fait pencher pour la deuxième hypothèse. Les meilleurs vaccins font profiter du dynamisme de l’ennemi, le germe incubé. Les fromages les plus délicieux supposent un lait caillé qui a fait bon ménage avec de puissants microbes.

Il va donc falloir continuer à vivre avec des microbes, avec le mal, avec la violence. Mieux vaut trouver un équilibre, même très instable, plutôt que nettoyer impitoyablement, plutôt que relancer perpétuellement la guerre. Les batailles ne font que produire de nouvelles batailles et elles donnent des forces nouvelles aux deux parties.

En proposant, après l’Evangile, l’amour des ennemis, saint Benoît envisage tout autre chose qu’un fade compromis dans lequel personne ne se retrouve. Il suggère le moyen le plus faible, avec quoi on fait beaucoup plus de choses qu’avec la force ou la dureté. Aimer ses ennemis, pour les amener précisément sur le terrain de l’amour. Sans récupération aucune, mais en sauvegardant à tout prix leur existence.

D’ailleurs, l’ennemi n’est-il pas souvent un partenaire que j’ai moi-même produit, avec lequel donc je suis obligé de composer, que je dois aussi me proposer d’aimer. Aimer son prochain et son ennemi comme soi-même. Déchirure brusque d’amour et de beauté : le vrai rempart contre la haine.

(RB 4, 39) NE PAS MURMURER

 

Saint Benoît demande au moine de ne pas murmurer. A-t-il pensé au peuple de Dieu qui murmurait dans le désert ? Souvent la tentation est là de relâcher son effort, de regretter ce que nous avons laissé derrière nous, comme au désert le peuple regrettait l’Egypte qu’il avait quittée.

Saint Benoît a beaucoup parlé de murmure à propos de la nourriture et de la boisson. Mais aussi à propos des cuisiniers, des frères qui doivent servir les repas. Peut-être savait-il que la nourriture est un domaine sensible ! Dans ce contexte, il laisse entendre qu’il y a parfois de justes causes de murmure. Mais, ce qui est plus remarquable, c’est son attention à ne pas mettre les frères dans des situations accablantes, qui engendrent découragement et murmure.

ON veillera, dit-il, à donner aux frères les aides dont ils ont besoin. Même si c’est vrai que, pour cela, il faut avoir des frères en nombre suffisant, il faut y voir aussi un instrument de l’art spirituel, empêchant que le murmure se répande. L’entraide fraternelle, si modeste soit-elle, doit apaiser l’âme d’un frère qui peut en avoir besoin. Au lieu de séparer le murmurateur, saint Benoît demande qu’on s’approche de lui, qu’on l’aide à déraciner la cause de son murmure. Quand les frères murmurent parce que la source où il faut chercher l’eau est trop éloignée du monastère, saint Benoît en creuse une à leurs pieds.

Nos journées sont remplies d’occasions d’aider nos frères, de creuser aux pieds de chacun la source de paix dont il aura besoin pour continuer la route, heureux de se savoir soutenu.

(RB 4, 47) AIMER LA MORT ?

 

47 Avoir chaque jour la menace de la mort devant les yeux.

Peut-on vivre dans un tel environnement ? Et comment répondre alors à la requête de saint Benoît ? Comment apprivoiser cette voisine envahissante, sinon en l’amenant sur le terrain de l’amour ? Mais, aimer la mort, est-ce possible ?

On ne peut aimer que ce qui est vivant. Pour aimer la mort, il faut en faire une vivante. Elle est une dimension de ma vie, elle en marque certaines limites. A ce titre, elle en fait partie intégrante. Elle circonscrit l’espace à l’intérieur duquel il me faut évoluer. Elle y ouvre une porte aussi. En cela, plutôt que restreindre l’espace de ma vie, elle l’élargit, lui donne une autre dimension, un au-delà. C’est le sens de la résurrection du Christ, point de convergence de toute la vie du moine.

Menaçante, la mort ? Omniprésente certainement. On y est livré tous les jours (RB 7, 38) ; elle convoque à la persévérance (RB, Prol. 50) ; elle marque l’héroïsme de l’obéissance (RB 7, 34). Mais si elle se révélait vivante, qui refuserait d’aimer la vie ?

Elle ne peut se révéler vivante qu’à travers une personne vivante, ayant elle-même vécu et traversé la mort. Seul le Christ ressuscité peut ouvrir pareille perspective. Seul il peut introduire la lumière de l’amour dans cet univers réputé ténébreux.

Ne rien préférer au Christ, c’est aussi ne pas lui préférer la mort, puisqu’il est la Vie.

(RB 4, 49) SOUS LE REGARD DE DIEU

 

4, 49 Tenir pour certain qu’en tout lieu Dieu nous regarde

 

Il y a, dans ce conseil, la conviction de l’omniprésence de Dieu. Mais Dieu peut-il ainsi serrer au plus près, dans l’espace comme dans le temps, les innombrables démarches et déplacements de l’humanité ? Sous peine de se diluer dans une nébuleuse infinie, Dieu peut-il être présent là où sont l’éclair et la foudre, là où l’astronomie découvre sans cesse de nouveaux météores, là où la génétique ne cesse d’investiguer les mystères de la vie ?

Les sciences nous ont appris que Dieu ne se tient pas derrière l’éclair. Caché dans son désert et dans son cloître, le moine n’a pas à ignorer les découvertes de son siècle. Le voilà, lui aussi, invité à cette ascèse d’un type nouveau, qui conduit à la découverte de la véritable identité de Dieu, donc aussi à la découverte de son véritable mode de présence, de sa véritable manière de regarder.

Tenir pour certain que le regard de Dieu se rencontre en tout lieu, c’est peut-être tenir pour assuré que cette présence de Dieu a de quoi apporter un sens à toute étape de la vie. Plus qu’une présence toujours difficile à discerner et identifier, n’est-ce pas plutôt une relation continuelle que le moine est appelé ainsi à vivre ? Caché derrière l’épaisseur des choses, Dieu ne cesse d’offrir la possibilité d’un regard sans cesse créateur. Chercheur de Dieu, par vocation, le moine est invité à scruter les endroits où se pose ce regard et à s’y offrir sans crainte.

(RB 4, 55) (1) AIMER LES SAINTES LECTURES

 

Le propre de l’Ecriture (aux deux sens que ce mot peut avoir : ce qui est écrit, mais aussi l’Ecriture par excellence, la Bible), c’est qu’elle demande à être lue. Et comme le monde que nous avons sous les yeux, le même livre, la même Bible, offre à nos regards une variété infinie de perspectives possibles. Selon notre âge, selon notre attention, selon notre foi, selon la profondeur et la délicatesse de notre âme, le même texte se laisse lire avec une multitude d’échos.

C’est le miracle de l’Ecriture. Recommencer une carrière toujours nouvelle. Comme la musique qui a besoin d’être jouée, d’être écoutée, et qui reçoit chaque fois quelque chose de plus.

L’Ecriture a besoin d’être lue pour exister, si on peut dire. Mais nous ne dirons pas d’elle : il faut avoir lu cela, comme on dit de certains livres, si on ne veut pas être considéré comme dépassé ou ringard. Il faut lire l’Ecriture, mais cela ne veut pas dire qu’il s’agit là de la même opération pour tout le monde, comme si nous devions tous y voir toujours les mêmes choses, en tirer les mêmes leçons, en parler de la même façon. Il faut lire l’Ecriture, parce que c’est probablement le meilleur miroir de la qualité de notre relation à Dieu : elle vaut tantôt moins, elle vaut tantôt davantage, elle mesure à la fois notre faiblesse et notre force.

L’Ecriture, comme la manne au désert, nourrit des gens différents, à des époques différentes, en des lieux différents. Encore faut-il la manger.

(RB 4, 55) (2) ENTENDRE VOLONTIERS LES SAINTES LECTURES

 

Dans les traits que saint Benoît dessine pour faire apparaître le profil du moine, tel qu’il l’envisage, le goût de la Parole de Dieu vient en première place. Entendre volontiers, dit-il. Il faut lire ce “volontiers” en le laissant exprimer la véritable affinité qu’il recèle, cette sorte de naturel qui porte vers ce qu’on aime entre tout.

Entendre volontiers les saintes lectures, c’est se porter volontiers vers la sainteté, c’est développer une sorte de connaturalité avec cety idéal que le Seigneur a défini clairement et simplement : Soyez saint comme je suis saint, soyez parfait comme votre Père céleste est parfait. Les lectures à entendre sont saintes, pas uniquement parce qu’elles émanent de la bouche de Dieu, mais aussi parce qu’elles entretiennent et nourrissent le désir de prendre part à la sainteté de Dieu.

Entendre volontiers les saintes lectures. Ce conseil de saint Benoît va plus loin qu’une simple fidélité à un programme de lecture, à cet acte éminemment monastique qu’est la lectio divina. Il sait qu’une telle fidélité ne peut pas ne pas engendrer et faire grandir la sainteté chez celui ou celle qui en fait preuve. Entendre volontiers les saintes lectures, c’est en réalité aimer la sainteté, la désirer, la vouloir, la demander, la recevoir.

(RB 4, 62) VOULOIR LA SAINTETÉ

 

Ne pas vouloir être appelé saint avant de l’être, mais le devenir d’abord, alors on le sera appelé avec plus de vérité.

L’être d’abord. Saint Benoît n’a guère évoqué le portrait du saint qu’il attend de voir se développer chez le moine. Nous pouvons en tout cas deviner qu’il regarde du côté de ceux qui l’ont précédé, les “saints Pères” qui accomplissaient en un jour une tâche que nous étalons sur une semaine (18, 25). Ou encore, ceux dont la pratique amène l’homme jusqu’aux sommets de la perfection (73, 2), ceux qui enseignent le droit chemin pour parvenir au Créateur (73, 4), avec parmi eux le grand saint Basile (73, 5).

A voir le respect avec lequel Benoît parle de la “sainte Pâque” (15, 1; 41, 1; 49, 7), comme aussi des “jours saints” (49, 3) qui doivent y conduire, on ne risque pas de se tromper en affirmant que, pour lui, la véritable sainteté plonge ses racines dans le mystère pascal. Peut-il d’ailleurs en être autrement pour celui qui demande de ne rien préférer au Christ ? Peut-on avoir quelque intelligence et compréhension du Christ, en dehors de son vécu pascal ? Peut-on s’approcher de la sainteté du Christ sans emprunter son propre chemin ?

L’être d’abord. Qui en jugera ? Mais s’agit-il d’en juger ? S’agit-il d’une sorte d’antériorité chronologique, comme une étape à franchir pour obtenir un label d’authenticité ? Il s’agit plutôt de se tenir à la source, de la laisser produire de tous côtés de nombreux ruisseaux, pour former un jour la grande rivière à laquelle on donnera un nom.

L’être d’abord. Peut-être cela veut-il dire : perdre d’abord sa sainteté pour la trouver. Laisser à d’autres le soin de la nommer, pour autant qu’elle ait besoin d’être nommée. La “logique” de l’Evangile pourrait bien s’appliquer ici aussi.

(RB 4, 70-71) VÉNÉRER LES ANCIENS, AIMER LES PLUS JEUNES.

 

70Vénérer les anciens.
71
Aimer les plus jeunes.

“C’est le respect qui exige l’invention, l’invention qui délivre le respect de la répétition morte” (M. Bellet).

Saint Benoît demande donc que les anciens soient vénérés, respectés. Il en fait les conseillers de l’abbé (3,12), les accompagnateurs de ceux qui veulent s’engager dans la vie monastique (58,6), les hommes des missions délicates qu’on envoie auprès d’un frère en situation de révolte (27,2), les confidents à qui on peut parler (46,5).

Pour autant, saint Benoît ne ferme pas la porte à l’inventivité que représente la jeunesse. Il est ouvert à une autre manière de construire l’Office divin (18,22). Il sait que, souvent précise-t-il, ce qui est meilleur vient de la bouche des plus jeunes (3,3). Il ne fait pas de l’âge un critère (63,5).

Anciens et jeunes ne sont pas uniquement à considérer comme deux groupes, l’un en face de l’autre. Ils se retrouvent en chacun. Voilà le moine invité à respecter et vénérer cette partie de lui-même qui évoque la maturité, l’âge plus avancé; mais aussi à aimer cette autre partie de lui-même moins encombrée de mémoire, encore à l’âge du commencement, plus bousculante peut-être. Voilà le moine invité à se respecter et s’aimer lui-même, ancien et jeune, pour aimer et respecter les autres, jeunes et anciens.

Respecte les anciens comme toi-même: aime les jeunes comme toi-même.

(RB 4, 74) UNE MISÉRICORDE INDÉRACINABLE

 

74Et ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu.

L’homme moderne a enlevé à Dieu tous les attributs dont ses prédécesseurs l’avaient généreusement pourvu : Tout-puissant, Créateur, Sachant tout, Providence, Responsable de la gouvernance du monde qu’il habite, Gestionnaire des richesses de l’univers. A l’inverse, l’homme moderne laisse à Dieu tous les attributs qui le caractérisaient lui-même : faible, fragile, victime, angoissé, persécuté ; l’homme moderne se donne toute liberté d’oublier Dieu, de l’ignorer, de le négliger, de lui cracher à la face, de le condamner et même de le tuer sans autre forme de jugement. Mais l’homme moderne n’a pas encore réussi à s’attribuer à lui-même la bonté, la miséricorde, la compassion. Or, sans ce dernier attribut, les autres ne valent rien, puisque je ne suis rien si je n’ai pas la charité (1 Co 13, 3).

Ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu va donc au-delà de croire en un Dieu toujours capable d’un mouvement de « faiblesse » vis-à-vis du pécheur que je suis. Il s’agit bien ici de ne jamais désespérer de Dieu lui-même, de ce que des siècles d’histoire ne sont pas parvenus à lui enlever.

Le moine qui cherche Dieu ne peut pas lire cet instrument des bonnes œuvres comme une simple directive qui lui est adressée personnellement. En ne désespérant jamais de la miséricorde de Dieu, il défend Dieu, comme Dieu lui-même s’est défendu : avec une grande faiblesse pleine d’amour.

(RB 5) OBÉIR

 

1Le premier degré d’humilité est l’obéissance sans délai.
2
Elle convient à ceux qui n’ont rien de plus cher que le Christ…,
4
dès que le supérieur a commandé quelque chose, ils ne peuvent souffrir d’en différer l’exécution, tout comme si Dieu lui-même en avait donné l’ordre…
7
Ceux qui sont dans ces dispositions, renonçant aussitôt à leurs propres intérêts et à leur propre volonté,
8
quittent ce qu’ils avaient en mains et laissent inachevé ce qu’ils faisaient. Ils suivent d’un pied si prompt l’ordre donné que,
9dans l’empressement qu’inspire la crainte de Dieu, il n’y a pas d’intervalle, toutes deux s’accomplissant au même moment…
14
Mais cette obéissance ne sera bien reçue de Dieu et agréable aux hommes, que si l’ordre est exécuté sans trouble, sans retard, sans tiédeur, sans murmure, sans parole de résistance.
15
Car l’obéissance rendue aux supérieurs, c’est à Dieu qu’on la rend…
17
Si, au contraire, le disciple obéit, mais s’il le fait de mauvais gré, s’il murmure non seulement de bouche mais encore dans son cœur, 18même s’il exécute l’ordre reçu, cet acte ne sera pas agréé de Dieu, qui voit le murmure dans sa conscience.

Dans beaucoup de langues, écouter veut dire obéir : il y a une voix qui s’exprime, une voix qui explicite une vocation, brève peut-être, limitée dans le temps, mais vocation tout de même. Ecouter, obéir, signifie ainsi vibrer à la voix qui s’est fait entendre, se mettre en route pour y répondre. Vibrer signifie donc aussi émettre tous ces signaux qui font que l’on part, que l’on suit sa vocation.

L’obéissance établit une relation. Elle lance une sorte de pont entre celui qui donne l’ordre et celui qui le reçoit. Elle établit un canal de communication entre l’un et l’autre. Ce qu’on demande à une transmission, c’est de ne connaître ni parasites ni blocages. « Pas d’intervalle entre la parole du supérieur et l’action du disciple. » Il s’agit moins de vitesse que de pureté dans la communication. « Sans trouble, sans retard, sans tiédeur, sans murmure, sans parole de résistance. »

Pour qu’une relation s’établisse et subsiste, il faut que les deux termes demeurent l’un et l’autre, sans que l’un absorbe l’autre. Ainsi, en tous lieux et temps, l’obéissance reflète l’image du commandement. Dis-moi comment tu obéis, je te dirai comment tu es commandé ; dis-moi comment tu commandes, je te dirai comment tu es obéi.

Pas d’apprentissage de la vie monastique, de la vie tout court, sans cette exposition à l’autre. Et pas seulement dans le cadre d’un ordre à donner ou à recevoir.

(RB 6, 3-8) POURQUOI LE SILENCE ?

 

3Etant donnée l’importance du silence, on n’accordera que rarement aux disciples, fussent-ils parfaits, la permission de parler même de choses bonnes, saintes et édifiantes.
6De fait, s’il appartient au maître de parler et d’enseigner, il convient au disciple de se taire et d’écouter.
7
En conséquence, s’il faut demander quelque chose au supérieur, on le fera en toute humilité, soumission et respect.
8
Quant aux bouffonneries, aux paroles oiseuses et qui portent à rire, nous les bannissons pour jamais et en tout lieu, et nous ne permettons pas au disciple d’ouvrir la bouche pour de tels propos.

Le Verbe s’est fait chair. Cette phrase est au cœur de l’Evangile. Prise à la lettre, elle signifie que la parole a envahi la chair, comme si elle prenait la place de toutes ses fonctions, de tous ses organes, au risque même de l’insensibiliser, de l’intoxiquer, comme si elle la droguait.

Le Verbe s’est fait chair. Il s’agit ici de la Parole de Dieu. Paradoxalement, le moine est invité au silence pour que sa propre chair puisse faire place à celui qui parle ainsi. Faire silence pour sauver la chair du risque de dispersion dans la parole. Pour trouver le point d’équilibre entre la chair prisonnière de la parole et la parole enlisée dans la chair.

Le Verbe s’est fait chair. Dieu est devenu comme silencieux dans la chair ; la chair est devenue comme parole dans ce dialogue que Dieu lui a offert. Les ermites connaissent le point où il faut se placer pour percevoir le murmure de cette rencontre, comme des chasseurs savent où se placer pour attendre en silence le gibier qui ne passe que dans le silence.

Le moine cherche à gagner ce lieu. Ne rien préférer au Christ, lui est-il demandé. Se situer au carrefour où la parole et la chair se rencontrent, dans le merveilleux équilibre du Verbe incarné.

(RB 7, 5-9) L’HUMILITÉ, FACTEUR DE RENCONTRE

 

5Si donc, mes frères, nous voulons atteindre au sommet de l’humilité parfaite, et parvenir rapidement à cette hauteur céleste, à laquelle on monte par l’humilité dans la vie présente,
6
il nous faut dresser et monter par nos actions cette échelle qui apparut en songe à Jacob. Il y voyait des anges descendre et monter.
7
Cette descente et cette montée assurément ne signifient pas autre chose pour nous sinon que l’on descend par l’élèvement et que l’on monte par l’humilité.
8
L’échelle en question, c’est notre vie en ce monde, que le Seigneur dresse vers le Ciel, si notre cœur s’humilie.
9
Les côtés de cette échelle figurent notre corps et notre âme; sur ces côtés, l’appel divin a disposé divers degrés d’humilité et de perfection à gravir.

Unir le monde et le ciel, les faire se rencontrer, faire en sorte qu’on puisse aller de l’un à l’autre et de l’autre à l’un. Tel est le défi rencontré et relevé par cette échelle de Jacob dressée comme un programme au cœur de l’humilité du moine. Mettre en relation ce qui paraît être rebelle à toute relation possible. Faciliter le passage.

Déjà nous avons tant de difficultés à penser le corps et l’âme sans les tenir éloignés l’un de l’autre, voire séparés. Que dire alors du ciel et de la terre, de Dieu et de l’humanité ? Surtout si l’échelle accueillante aux anges est faite de nos actions. Peut-on même y songer ?

L’échelle présente des degrés à gravir. Elle présente bien davantage un lien, une connexion, un facteur de paix pour des réalités ou des personnes qui semblent si loin l’une de l’autre, un gage d’amour. L’humilité est la porte d’accès. Le ciel est son véritable horizon.

(RB 7, 10) ETRE HUMBLE : POURQUOI ?

 

10Voici donc le premier degré d’humilité: se remettant toujours devant les yeux la crainte de Dieu, il consiste à fuir toute négligence et à se rappeler sans cesse tout ce que Dieu a commandé.

Après bien d’autres et avec bien d’autres, saint Benoît a le grand mérite de lier indissolublement Dieu et cette manière d’être que nous appelons l’humilité. Dès l’abord, il établit entre eux un lien radical et indestructible. Ce qui conduit tout droit à nous obliger à comprendre en même temps et d’une même venue qui est Dieu et ce qu’est l’humilité. Se tromper sur celle-ci, ce sera se tromper sur Celui-là ; se tromper sur Celui-là fera qu’on se trompe immanquablement sur celle-ci.

Pareille conception de l’humilité interdit de se contenter de parler seulement de modestie, d’effacement, de vivre dans l’obscurité, de refuser les honneurs, etc…Toutes choses qui ne sont que la traduction concrète, extérieure, d’une proximité avec Dieu, avec ce qu’il est au plus profond de lui-même, avec ce qu’il a vécu et vit encore au quotidien, avec cette présence qui parvient à se dire sans assourdir, avec cette absence qui n’est jamais indifférence, avec cet amour qui reste lui-même tout en disparaissant dans l’autre.

Le premier degré d’humilité, c’est de vivre au plus près de Dieu, humble lui-même et vivant au plus près de l’homme. Cherche-t-il vraiment Dieu ? demande saint Benoît à propos de celui qui vient frapper à la porte du monastère. Cherche-t-il à être humble, comme Dieu l’est ?

(RB 7, 26-30) VIGILANCE HUMBLE ET SANS CRAINTE

 

26Si, donc, les yeux du Seigneur considèrent les bons et les méchants, (Pr 15,3)
27si, du haut du ciel, le Seigneur regarde continuellement les enfants des hommes, pour voir “s’il en est un qui ait l’intelligence et qui cherche Dieu”; (Ps 13,2)
28si, enfin, les anges, commis à notre garde, lui rapportent quotidiennement, jour et nuit, nos actions, concluons, mes frères, qu’à toute heure nous devons être vigilants.
29Craignons, en effet, que, selon la parole du Psalmiste, Dieu ne nous surprenne à quelque moment dévoyés dans le péché et devenus mauvais. (Ps 13,3)
30S’il use d’indulgence en ce temps-ci, parce qu’il est bon et attend que nous nous corrigions, redoutons qu’il ne nous dise un jour: “Tu as fait cela et je me suis tu.”(Ps 49,21 ; Si 2,13)

Faut-il craindre cette transparence continuelle dans laquelle Dieu et l’homme vivent ? Faut-il avoir peur des messages incessants qui lui parviennent à tout moment, de la part des anges ? Sont-ils à sens unique, porteurs ou rapporteurs seulement des écarts de tout genre ? Les anges ne sont-ils pas aussi les messagers du regard que Dieu porte sur les bons et les méchants, désireux d’en trouver un qui ait l’intelligence de le chercher ?

La vigilance du moine ne peut pas être simplement craintive, sur le qui-vive d’être prise en défaut. Si elle est faite d’amour, l’humilité ne pourra qu’être ouverte à la présence incessante de Celui pour qui et par qui elle est précisément ce qu’elle est. S’il est vrai que les anges se déplacent à la vitesse de la pensée, le moine vigilant et humble saura toujours que Dieu est là, pour lui dire son pardon, sa miséricorde, son amour. Qui pourrait avoir peur d’une telle présence continuelle ?

(RB 7, 31-34) QUI DOIT ÊTRE HUMBLE ?

 

31Voici le deuxième degré d’humilité: ne pas aimer sa volonté propre, ni se complaire dans l’accomplissement de ses désirs,
32mais bien plutôt imiter dans sa conduite cette parole du Seigneur: “Je ne suis pas venu faire ma volonté mais celle de celui qui m’a envoyé.” (Jn 6,38)
33L’Ecriture dit encore: “Le plaisir encourt la peine, l’effort procure la couronne.”
34Tel est le troisième degré d’humilité: se soumettre au supérieur en toute obéissance, pour l’amour de Dieu, à l’imitation du Seigneur, dont l’Apôtre dit: “Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort”. (Ph 2,8)

On ne le dit pas assez. Le deuxième degré d’humilité s’adresse également au supérieur, à l’abbé. Pour lui non plus, il ne s’agit pas d’imposer sa volonté propre au moine, de se complaire dans l’accomplissement de ses désirs. La qualité de l’obéissance du moine dépend aussi de la qualité avec laquelle elle lui est proposée, voire imposée.

L’obéissance met ainsi deux volontés l’une en face de l’autre. Elle les fait se rencontrer. Il ne peut s’agir d’un choc frontal, où l’un réduit l’autre à rien. L’humilité ne peut conduire au suicide de la volonté, ni de l’un ni de l’autre. Où trouver le secret de cette soumission qui laisse toutes les chances à l’existence de chacun? Saint Benoît fait appel à l’amour de Dieu ; c’est à lui qu’il demandera d’être la véritable motivation de ce qu’il appelle la soumission au supérieur en toute obéissance. Il y reviendra pour les situations où l’obéissance se fait plus ardue, impossible (c. 68).

Quoi de plus humble que l’amour ? Quoi de plus respectueux de l’autre ? Quoi de plus librement contraignant ? Qui, de l’Abbé ou du moine, envisagerait de s’en dispenser ?

Sans humilité, pas d’amour. Sans amour, pas d’humilité.

(RB 7, 35…43) LE PONT AUX ÂNES

 

35Voici le quatrième degré d’humilité: la conscience embrasse la patience, au point d’obéir silencieusement, quelque durs et contrariants que soient les ordres reçus, et fût-on même victime de toutes sortes d’injustices;
36
on supporte, sans se lasser ni reculer, car l’Ecriture dit: “Celui qui aura persévéré jusqu’à la fin sera sauvé”, (Mt 10,22) …
38
Et pour nous montrer que le serviteur fidèle doit tout supporter pour le Seigneur, même les adversités, l’Ecriture dit au nom de ceux qui souffrent: “C’est pour toi que nous sommes livrés à la mort durant tout le jour; nous sommes considérés comme des brebis de boucherie.”(Ps 43,23 ; Rm 8,36)
39
Et ceux qu’anime l’espoir assuré de la récompense divine, ajoutent avec joie: “Mais en toutes ces épreuves nous remportons la victoire, grâce à celui qui nous a aimés.”(Rm 8,37)…
42Ainsi par la patience dans les adversités et les injustices, les humbles pratiquent le précepte du Seigneur: si on les frappe sur une joue, ils tendent l’autre; si on leur ôte leur tunique, ils abandonnent aussi leur manteau; si on les contraint de faire un mille, ils en font deux; (Mt 5,39-41)
43avec l’apôtre Paul, ils supportent les faux frères, et ils bénissent ceux qui les maudissent.(2 Co 11,26 ; 1 Co 4,12)

Le pont aux ânes des moines, a-t-il été dit de ce quatrième degré de l’humilité. Ce que personne ne peut ni ne doit ignorer, selon le sens figuré que le dictionnaire donne à l’expression, ce qui est si facile que tout le monde doit y réussir, une banalité connue de tous. Cette évocation symbolique du théorème de Pythagore s’applique-t-elle ici ?

Dureté, contrariété, injustices, épreuves, adversités, tribulations. Autant de situations qui n’ont de banal que le fait d’être quotidiennes. L’existence les fait connaître à chacun, plus ou moins. Saint Benoît les attribue à des « ordres reçus ». Mais la vie elle-même se charge bien souvent de donner ces ordres durs et contrariants.

Le moine est ici invité à ne pas biaiser, à ne pas prendre la tangente, à rester sur le pont ! Il faut même qu’il accepte de s’exposer doublement : tendre l’autre joue, donner encore ce qu’on ne lui demande pas, toujours reconnaître le visage du Christ, même défiguré. L’humilité est ici de croire que la grâce du Christ peut donner de passer le pont. Le moine ne peut ni ne doit l’ignorer. Réussir prend ici ce sens tout particulier que lui ont donné la croix et la résurrection du Christ.

(RB 7, 44-48) LE DIALOGUE DE LA FAIBLESSE

 

44Voici le cinquième degré d’humilité: découvrir à son abbé, par un humble aveu, toutes les pensées mauvaises qui viennent à l’âme ainsi que les fautes qu’on aurait commises en secret.
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L’Ecriture nous exhorte à cette pratique lorsqu’elle dit: “Révèle ta conduite au Seigneur et espère en lui;”(Ps 36,5)
46
et encore: “Confessez-vous au Seigneur, parce qu’il est bon, parce que sa miséricorde est à jamais.”(Ps 105,1 ; Ps 117,1)
47
De même le Prophète: “Je t’ai fait connaître mon péché, et je n’ai pas caché mon iniquité;
48j’ai dit: je proclamerai contre moi mes transgressions au Seigneur, et tu m’as pardonné l’impiété de mon cœur.”(Ps 31,5)

Pour exposer ses faiblesses, il faut être fort. Pour se savoir reçu jusque dans ses dernières extrémités, il faut faire une confiance extraordinaire. Pour se livrer ainsi sans retenue, c’est-à-dire sans vouloir rien retenir pour soi, il faut un détachement sans faille.

Le cinquième degré d’humilité envisage seulement le point de vue du moine qui est invité à faire la démarche. Mais seule l’humilité peut appeler l’humilité. Qui dira celle qui est nécessaire à l’abbé pour recevoir un tel aveu, pour susciter la confiance qu’il suppose, pour éveiller l’humilité sans laquelle rien n’est possible ?

Le cinquième degré d’humilité invite à un authentique dialogue. Que serait un aveu à sens unique, si humble soit-il ? Comment l’abbé pourrait-il ne pas être invité à y reconnaître quelque chose de sa propre faiblesse (64,13), et demander, pour lui autant que pour le moine, le pardon qui remplit le cœur de Dieu ?

Cet humble dialogue a un nom. Comme celui de Dieu, il ne peut être prononcé qu’en tremblant.

(RB 7, 49-50) LE MOINE : RADICALEMENT INCOMPÉTENT ?

 

49Voici le sixième degré d’humilité: le moine se trouve satisfait de tout ce qu’il y a de vil et de bas; en toutes les occupations qu’on lui donne, il s’estime comme un ouvrier incapable et indigne d’y réussir,
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disant avec le Prophète: “J’ai été réduit à rien et je ne sais rien; je suis devenu comme une bête de somme devant toi et je suis toujours avec toi.”(Ps 72,22-23)

Quand il lit ces lignes, le moine doit-il oublier l’affirmation si grandiose et si profonde de saint Irénée : « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant » ? Mas comment inviter un moine à se montrer vivant et, en même temps, à trouver son bonheur dans de telles extrémités ? Comment faire fructifier un talent, s’il faut se considérer comme un mauvais ouvrier incompétent ?

La personne du Christ donne la réponse à cette question cruciale. Saint Paul l’a dit de façon indépassable. Le Fils de Dieu s’est abaissé jusqu’à passer finalement pour un ouvrier incapable, ayant seulement réussi à mourir sur une croix. Dieu l’a fait péché, dit encore saint Paul, lui faisant trouver son bonheur à partager cette extrémité, la dernière de toutes pour Dieu.

On ne peut lire ce sixième degré qu’avec les yeux du Christ. On ne peut le vivre qu’avec les sentiments du Christ. Le véritable travail du moine, c’est de faire son salut, d’opérer la conversion demandée par le Christ dans l’Evangile. Il sait aussi qu’au regard de toute œuvre, si prestigieuse soit-elle (l’histoire monastique n’en est pas dépourvue), faire son salut dépasse tout en importance. En tout travail, s’estimer incapable de réussir, c’est peut-être d’abord prendre conscience de cette distance. En dehors du Christ, on reste radicalement incompétent pour la franchir.

RB 7, 51-54 : LE DERNIER DE TOUS ?

 

51Voici le septième degré d’humilité: non seulement se proclamer des lèvres le dernier et le plus vil de tous, mais aussi le croire fermement du fond de son cœur,
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s’humiliant et disant avec le Prophète: “Pour moi je suis un ver et non un homme; je suis l’opprobre des hommes et le rebut du peuple; (Ps 21,7)
53
j’ai été élevé, puis humilié et couvert de confusion.”(Ps 87,16)
54
Et ailleurs: “Il m’est bon d’avoir été humilié par toi, afin que j’apprenne tes commandements.”(Ps 118,71,73)

On trouve toujours plus riche que soi, plus intelligent que soi, plus beau que soi, plus saint que soi. Mais aussi on trouve toujours plus petit que soi, dont on a d’ailleurs toujours besoin ; on trouve plus pauvre que soi, plus démuni que soi, plus laid que soi, plus pécheur que soi. Comment donc se dire et s’estimer en vérité le dernier et le plus vil de tous ?

En refusant de s’aventurer sur le terrain de la comparaison. Mais en voulant rester continuellement en présence de Dieu. Mais en se rappelant que le Fils de Dieu, l’égal du Père, s’est un jour vidé de lui-même, s’est anéanti (Phil. 2, 7), est devenu rien, le dernier de tous.

En ouvrant ainsi la porte à la charité, qui suppose précisément la mort de la comparaison : « elle n’envie pas, ne fanfaronne ni ne si gonfle, croit tout, espère tout, supporte tout » (1 Cor. 13, 4-7). Car seul l’amour a pu mettre l’un en face de l’autre Dieu humilié et l’homme cherchant à le rejoindre dans cette humilité, Dieu glorifié et l’homme se glorifiant dans le seul Christ ressuscité.

Le moine se fait le dernier et le plus vil de tous, parce qu’il n’a rien de plus cher que de pouvoir s’identifier ainsi au Christ.

(RB 7, 55) LE MOINE : UN “COPIER COLLER” ?

 

55Voici le huitième degré d’humilité: le moine ne fait rien que ce qui est prescrit par la règle commune du monastère et conseillé par les exemples des Pères.

Le moine devrait-il se contenter de copier, toujours en train de reproduire un modèle que lui offre la tradition, toujours en train de plagier ?

L’acte de recevoir est moins passif qu’on ne le croit. Je dois d’abord prendre, je dois d’abord apprendre. D’avoir ainsi appris, le moine sait ce que la tradition lui communique, lui partage. Quelqu’un le lui a transmis. En acceptant de recevoir cet enseignement, le moine reconnaît dans la tradition un lieu dont il n’est pas le point de référence : humble, une première fois. Humble, une deuxième fois, pour répéter, car la répétition produit un jour la nouveauté : toutes les grandes découvertes en témoignent. A force de dire et redire, un monde nouveau se crée. Les grands mystiques en témoignent également.

Sans craindre l’usure du quotidien, le moine dit et redit, fait et refait, entend et réentend. Un jour ou l’autre, l’ « humilité foudroyante de l’intuition juste » fait que le moine s’approprie véritablement ce qu’il a reçu : ce qu’il savait, il le connaît maintenant de l’intérieur, il le fait sien, il le ressent, il le vit. La tradition est devenue la sienne ; plus exactement, il en fait désormais partie. Humble, une troisième fois, il va pouvoir la transmettre à son tour, avec le visage qu’il lui a donnée.

(RB 7, 56-59) SILENCE, RETENUE, SOBRIÉTÉ

 

56Voici le neuvième degré d’humilité: le moine défend à sa langue de parler et, pratiquant la retenue dans ses paroles, garde le silence jusqu’à ce qu’on l’interroge.
57
Selon l’enseignement de l’Ecriture, en effet, “on ne saurait éviter le péché en parlant beaucoup”, (Pr 10,19)
58
et “le bavard ne marche pas droit sur la terre.”(Ps 139,12)

59Voici le dixième degré d’humilité: n’être ni enclin ni prompt à rire, car il est écrit: “Le sot, en riant, élève la voix.”(Si 21,23)

60Voici le onzième degré d’humilité: le moine, dans ses propos, s’exprime doucement et sans rire, humblement et avec gravité, brièvement et raisonnablement, évitant les éclats de voix, 61ainsi qu’il est écrit: “On reconnaît le sage à la sobriété de son langage.”

Qu’y a-t-il d’humble à vouloir se taire, à se retenir des grands éclats de rire, à choisir pour s’exprimer la gravité, la concision, la sobriété ? Etre simplement taiseux n’exprime qu’un trait de caractère, s’il n’y a pas cette volonté continuelle de présence à Dieu, celle que saint Benoît veut pour le moine, celle qu’il rappelle encore au premier degré d’humilité.

S’il faut se retenir, c’est donc parce que Dieu lui-même se retient, c’est parce que ce sobre silence doit parler, doit dire quelque chose de Dieu. L’humanité elle-même commence sans doute avec la retenue : que serait un monde où l’homme ne réserverait ni sa puissance, ni sa science, ni sa politique ? que serait une terre soumise aux aménagements que l’homme envisagerait pour lui seul, se pensant, provisoirement au moins, seul maître à bord ? que serait notre planète si l’eau ne se retient, pas, si le soleil ne se retient pas, si les espèces ne se retiennent pas, si Dieu ne se retient pas ?

Car Dieu s’est retenu, car Dieu se retient. Sinon, il serait resté seul, envahissant tout de sa présence, de sa puissance, de sa science, de son « Bien ». Voilà ce que le moine humble est appelé à dire, précisément en retenant sa parole, son rire, sa faconde. Qui ne voit l’immensité du paysage à couvrir ainsi ? Qui pourrait encore confondre humilité et médiocrité ?

(RB 7, 62) L’HUMILITÉ AURÉOLÉE ?

 

62 Voici le douzième degré d’humilité : le moine non seulement possède cette vertu dans son coeur, mais encore la manifeste au dehors par son attitude.

De nombreux tableaux et portraits nous y ont habitués : les saints ont une auréole. Anges, archanges, martyrs, vierges, confesseurs sont ainsi entourés d’une lumière qui marque leur transfiguration. Saint Benoît y songe-t-il, quand il demande que l’humilité du moine soit visible, jusque dans son corps ?

Nous parlons souvent d’un visage qui rayonne la bonté, la ferveur, l’intelligence, l’amour. L’extase ne se conçoit pas sans une sorte d’énergie intérieure qui ne peut se contenir. Comme une gloire éclatante qui émane du corps devenu corps glorieux.

Ainsi l’auréole fixe la lumière qui émane d’une source intérieure. Ainsi le moine non seulement possède l’humilité dans son coeur, mais encore la manifeste au dehors, quasi sans le vouloir. La source est dans son coeur, l’humilité s’en échappe, comme dans une lueur dorée.

Seuls les grands peintres ont réussi à fixer cet instant privilégié. Seul un regard humble sera suffisamment perçant pour déceler le halo de lumière entourant le corps du moine humble.

Il élève les humbles (Luc 1, 52).

(RB 16) SEPT FOIS LE JOUR, UNE FOIS LA NUIT

 

1Nous ferons comme l’a dit le Prophète: “Sept fois le jour j’ai chanté tes louanges.”
2Nous remplirons ce nombre sacré de sept, si nous nous acquittons des devoirs de notre service à Laudes, Prime, Tierce, Sexte, None, Vêpres et Complies.
3
Car c’est de ces Heures du jour que le Prophète a dit: “Sept fois le jour j’ai chanté tes louanges.” (Ps 118,164)
4
Tandis que, au sujet de l’office de la nuit, il s’exprime ainsi: “Je me levais au milieu de la nuit pour te louer.” (Ps 118,62)

5Louons donc notre Créateur des jugements de sa justice, en ces Heures-là, à savoir: Laudes, Prime, Tierce, Sexte, None, Vêpres, Complies, et, la nuit, levons-nous pour lui offrir nos louanges. (Ps 118,164 ; 118,62)

Il y a plusieurs manières d’accomplir les sept démarches prévues par le psaume, tout autant que d’honorer le milieu de la nuit. La matérialité du nombre n’y suffit pas. Il s’agit bien plutôt de rappeler, en cours de journée, cette présence à Dieu, dont saint Benoît fait le premier degré d’humilité : se remettre toujours devant les yeux la crainte de Dieu (RB 7, 10).

On peut parler ici véritablement de « reliure ». Les éléments divers, qui peuvent remplir une journée, resteraient sans cela à l’état épars, illisibles dans leur tout, comme un livre dont les cahiers non numérotés seraient dispersés. Ce qui est vécu dans le quotidien demande ainsi à être relié, de façon à former un tout, quelle que soit la diversité.

Le moine vise à être quelqu’un d’unifié. Cela vaut la peine qu’il y travaille. Sept fois par jour, une fois la nuit.

(RB 18) COMBIEN DE PSAUMES À DIRE ?

 

23Qu’il soit bien entendu toutefois que le psautier de cent cinquante psaumes sera récité intégralement chaque semaine et recommencé chaque dimanche à Vigile.
24
 En effet, des moines qui, au cours de la semaine psalmodient moins que le psautier avec les cantiques habituels se montrent par trop mous dans le service qu’ils ont voué.
25
 La tâche que nos saints Pères, comme nous le lisons, accomplissaient courageusement en un seul jour, puissions-nous du moins, dans notre tiédeur, nous en acquitter en une semaine entière !

Il y a plusieurs façons d’être moine. Saint Benoît en retient au moins deux : les cénobites et les ermites. Il y a aussi plusieurs façons de distribuer les psaumes. Saint Benoît en propose une, mais il laisse la porte ouverte à l’éventualité qu’il y en ait une autre, meilleure même.

Le seul critère qu’il énonce, c’est de loger l’intégralité du psautier à l’intérieur de la semaine. Les sept jours de la création doivent impérativement contenir la louange qui circule dans les 150 poèmes. L’énergie est la même de part et d’autre. Elle ne peut être diluée : force créatrice d’une part, réponse en action de grâces d’autre part.

Le mérite des saints Pères n’était pas la performance numérique d’une récitation intégrale en un seul jour. C’était bien plutôt de s’offrir intégralement et quasi instantanément à la puissance créatrice sortie du coeur de Dieu, de s’en laisser investir et d’y répondre avec la même énergie venue de l’Esprit Saint. Ce que le Créateur a réparti sur une semaine, ils s’y offraient en un seul jour.

Il n’y a que l’amour pour supporter ainsi la vigueur de l’instant, pour accueillir ainsi l’instant de Dieu, l’éternité, chaque jour retrouvée.

(RB 19) L’ESPRIT ACCORDÉ À LA VOIX

 

1Partout nous croyons fermement que Dieu est présent et que les yeux du Seigneur considèrent en tout lieu les bons et les méchants. (Pr 15,3)
2Mais surtout, il faut le croire fermement lorsque nous assistons à l’office divin.
3Ayons donc toujours dans la mémoire ce que dit le Prophète: “Servez le Seigneur dans la crainte.” (Ps 2,11)
4
Et encore: “Psalmodiez avec sagesse.” (Ps 46,8)
5
Et: “Je te chanterai en présence des Anges.” (Ps 137,1)
6Considérons donc comment nous devons nous tenir en la présence de la Divinité et de ses Anges,
7et tenons-nous pour psalmodier de manière que notre esprit soit en accord avec notre voix.

Que notre esprit soit en accord avec notre voix, que notre âme soit en harmonie avec notre corps. Autrement dit, qu’aucune division mortelle ne trouve à s’insérer en nous.

La première insistance est mise ici sur la voix. C’est elle qui psalmodie. C’est d’abord elle que l’esprit doit entendre. L’important est donc de bien psalmodier, de faire droit à toutes les requêtes du corps qui demeure le support du savoir, du travail, de la mémoire, de la sensibilité, de l’intuition et surtout de l’invention. Quoi qu’il en soit des machines parlantes, aucune ne peut se substituer ici à l’acte fondamental de dire et de bien dire.

Mais à quoi bon le corps, à quoi bon la voix, si ce n’est pas pour un au-delà ? Peuvent-ils du reste être ce qu’ils doivent être, s’ils ne cherchent pas à aller au-delà et ailleurs ? Peut-être que l’âme et l’esprit jaillissent de ce creux qui s’ouvre et qui demande à être comblé.

Saint Benoît évoque donc ici bien plus qu’un ajustement de ce qu’on fait à ce qu’on dit. Il fait appel au corps tout entier, laissant entendre qu’il ne sera tel qu’en s’ouvrant à l’esprit. A l’Office divin, le moine dit « je » là où son corps devient son âme, indissolublement. Faut-il s’étonner alors qu’il n’y ait rien à lui préférer ?

(RB 20) PRIER : UNE QUESTION DE DURÉE ?

 

1Lorsque nous avons une requête à présenter aux puissants de la terre, nous n’osons le faire qu’avec humilité et respect.
2
A plus forte raison faut-il supplier le Seigneur Dieu de l’univers en toute humilité et pure dévotion.
3Sachons bien que ce n’est pas l’abondance des paroles, mais la pureté du cœur et les larmes de la componction qui nous obtiendront d’être exaucés.
4
La prière doit donc être brève et pure, à moins que peut-être la grâce de l’inspiration divine ne nous incline à la prolonger.
5
Mais en communauté, la prière sera très courte, et, sur le signal du supérieur, tous se lèveront en même temps.

Brève et pure. S’agit-il seulement de ne pas durer dans le temps, d’être chimiquement pur ? S’agit-il seulement de ne pas prêter le flanc à l’abondance de paroles, d’offrir une surface lisse et sans aspérités ?

Brève. Cela veut dire aussi : dense, concentrée, ramassée, aux antipodes de la dispersion. La véritable prière écrit silencieux, elle parle assez doux pour ne pas effaroucher l’Esprit, pour en quelque sorte l’apprivoiser, pour ne pas l’éteindre. Le bruit assourdissant peut ne pas durer longtemps, il n‘est jamais bref. La véritable prière n’est jamais assourdissante ; tout en étant brève, elle peut durer longtemps : peut-être la grâce de l’inspiration divine nous incline à la prolonger.

Pure. Cela veut dire aussi : belle de cette beauté dont nous avons besoin pour vivre, pleine de grâce justement, au sens le plus divin du mot. Donc aussi gratuite. Ascèse authentique : la véritable pureté exige la totalité des voix. Mais tout est pur pour celui qui est pur : liberté authentique aussi de cette même ascèse.

Quelle qu’elle soit, la prière a l’humble prétention de s’inscrire dans le paysage du Seigneur Dieu de l’univers, d’y écrire sa page. Brève et pure : à ce titre, captant toute l’attention de Celui à qui elle s’adresse. Exaucée.

(RB 21) PARTAGER L’AUTORITÉ

 

1Si la communauté est nombreuse, on choisira quelques-uns d’entre les frères qui sont de bonne réputation et de sainte vie, (Ac 6,3) et
2
on les établira doyens. Ils veilleront en tout sur leurs décanies, conformément aux commandements de Dieu et aux ordres de leur abbé.
3
On choisira pour doyens ceux des moines avec lesquels l’abbé puisse en toute sécurité partager son fardeau.
4On ne les choisira pas selon leur ancienneté dans la communauté, mais selon le mérite de leur vie et la sagesse de leur doctrine.

5Si, par hasard, l’un d’eux, enflé d’orgueil, mérite répréhension, on le corrigera une première, une deuxième et une troisième fois. S’il ne veut pas s’amender, on le déposera
6
et on mettra à sa place un autre qui en soit digne.
7
Nous établissons la même règle au sujet du prieur.

A nouveau, saint Benoît témoigne d’une grande liberté. Vis-à-vis de l’âge, par exemple : mérite et sagesse peuvent ne pas avoir besoin de longues années passées dans la communauté. Vis-à-vis encore de sa propre autorité : il se montre prêt à la partager.

On choisira, écrit-il à trois reprises ; avant d’écrire aussi : on le corrigera, on le déposera, on mettra un autre à sa place. Qui : on ? Cet impersonnel indéfini dégage ici comme une sorte de confiance spontanée, un détachement plein d’espérance dans la démarche qu’il suscite, une sainte indifférence devant le cours des choses remises à qui de droit.

Nous parlerions aujourd’hui d’aptitude à déléguer, de partage du pouvoir, d’un principe de gouvernement. Grandes qualités humaines, certes. Chez saint Benoît, ne faut-il pas chercher beaucoup plus profond ? Dans cette conviction qu’il n’est pas le propriétaire de son autorité, qu’il l’a reçue pour la partager, pour la multiplier au service des frères.

(RB 22) DORMIR ÉVEILLÉ ?

 

1Les moines dormiront chacun dans un lit à part.
2Ils recevront une literie selon leur genre de vie et suivant qu’en aura disposé leur abbé.
3
Si faire se peut, ils dormiront tous dans un même lieu. Si le trop grand nombre ne le permet pas, ils reposeront par dix ou par vingt, avec des anciens qui veilleront sur eux. 4Une lumière éclairera le dortoir continuellement jusqu’au matin.

5Ils dormiront vêtus, ceints d’une ceinture ou d’une corde. En dormant, ils n’auront point leurs couteaux à leur côté de peur que, pendant le sommeil, ils ne viennent à se blesser tout en dormant.

6Que les moines soient toujours prêts. Au signal donné, ils se lèveront aussitôt et s’empresseront à l’envi à l’Œuvre de Dieu, en toute gravité néanmoins et modestie.

7Les plus jeunes frères n’auront point leurs lits placés les uns près des autres, mais entremêlés parmi ceux des anciens.

8En se levant pour l’Œuvre de Dieu, les moines s’encourageront doucement les uns les autres, afin d’ôter tout sujet d’excuse aux somnolents.

La vie cénobitique embrasse la totalité de la vie du moine. Elle commence le matin, se poursuit durant le jour et habite encore les heures de la nuit.

Saint Benoît se préoccupe ici du sommeil des moines. Mais il leur rappelle la grande réalité de la vigilance, celle que le moine ne peut jamais cesser de pratiquer. Etre prêt : soit une disponibilité de tous les instants. Qui, sinon Dieu que cherche le moine, peut ainsi prétendre attirer à lui une attention sans faille ?

Une telle exigence continue suppose qu’on y soit soutenu et encouragé. Doucement, dit saint Benoît, sans violence, sans la contrainte qui tourne vite à la pression exercée sur les esprits. Pas de meilleure pédagogie que celle-là.

Oter tout sujet d’excuse aux somnolents ne vise pas seulement à les sortir du sommeil. Plus fondamentalement, il s’agit là d’une manifestation concrète de la « mutuelle prévenance » demandée par saint Benoît (72, 4). Elle doit conduire les moines « ensemble à la vie éternelle ». Ni plus, ni moins.

(RB 23, 4) PUNIR, SI C’EST COMPRIS

 

4Si, malgré cela, il ne se corrige pas, qu’il soit excommunié, s’il comprend la gravité de la peine.

Saint Benoît ne cache pas la gravité de le peine de l’excommunication. Il ne s’y résout qu’après avoir épuisé tous les autres arguments et moyens. Pourtant, il conditionne son application par la compréhension qu’en aura celui qui en est frappé. Ainsi, il en exclura les enfants, les adolescents et ceux qui n’ont pas assez de jugement pour comprendre (chapitre 30).

Qui dira le trésor de pédagogie et l’abîme de respect qui se cachent dans cette ultime retenue ? Respect de la peine elle-même, qu’il ne veut pas déconsidérer par un recours disproportionné. Respect surtout de la personne qu’il a devant lui, en faisant appel à sa compréhension, autrement dit sa conscience.

Comprendre la gravité de la peine, c’est comprendre la gravité de la faute qui la motive. Est-ce interdit de penser que saint Benoît envisage un dialogue avec l’éventuel excommunié, précisément pour s’assurer de la qualité de la compréhension qu’il a de la situation ?

Aux dires de saint Thomas d’Aquin, obéir à une loi, simplement parce que c’est une loi, c’est avoir un comportement qui ne relève pas de l’humain. Appliquer une peine, simplement parce qu’elle est prévue, relèverait du même comportement. Saint Benoît en est très loin.

(RB 23, 5) CHÂTIMENT CORPOREL ?

 

1S’il se rencontre quelque frère récalcitrant ou désobéissant ou orgueilleux ou murmurateur ou qui viole en quelque point la sainte Règle et les ordres de ses anciens, et cela avec mépris,
2
il sera averti par ses anciens, une et deux fois selon le précepte de Notre-Seigneur, en particulier. (Mt 2,18)
3
S’il ne s’amende pas, on le réprimandera publiquement devant tous.

4Si, malgré cela, il ne se corrige pas, qu’il soit excommunié, s’il comprend la gravité de cette peine.
5Mais s’il est endurci, qu’il soit puni par un châtiment corporel.

A trois endroits de sa règle, saint Benoît ouvre la porte au châtiment corporel : ici même; quand il envisage que l’abbé puisse punir de cette façon (2, 28) ; et lorsque les récalcitrants ne veulent pas se plier à ce qui leur est demandé (71, 9). Il s’y résigne, semble-t-il, puisqu’il veut d’abord suivre toutes les autres pistes possibles. Lorsqu’on sait combien saint Benoît est soucieux, pour le moine, qu’il comprenne le sens de la peine qu’on lui inflige, comment lire cette mesure apparemment d’un autre âge et qui semble écarter toute intelligence possible ?

Le corps ne comprendrait-il pas ? Pourquoi refuser que saint Benoît lui fasse cette confiance ? Il ne s’agit pas ici de revenir à la fessée, au martinet ou au fouet ! Qui sait vraiment ce que peut le corps ? Nous avons sous les yeux tant d’exploits qui supposent une ascèse inscrite dans les os, les articulations, les postures inlassablement répétées. Pourquoi ne pas demander au moine de montrer jusque dans son corps qu’il a compris l’éventuelle gravité de sa faute ? Saint Benoît ne demande-t-il pas qu’il fasse de même pour l’humilité (7, 62) ?

Châtier son corps, demandent les instruments des bonnes œuvres (4, 11). Est-ce exclu de responsabiliser ainsi le moine et de l’inviter à cette maîtrise de lui-même entachée peut-être par une faute ? Serait-ce pour rien que le Verbe s’est fait chair, éprouvant jusque dans son corps la faute de l’humanité à racheter ?

(RB 24) LA FAUTE ET SA RÉPARATION

 

1La mesure de l’excommunication ou du châtiment doit être proportionnée à la gravité de la faute,
2
et la gravité des fautes dépend du jugement de l’abbé.

3Si un frère est coupable de fautes légères, il sera privé de la table commune.
4
Or, celui qui sera ainsi privé de la communauté de la table sera traité comme il suit: à l’oratoire, il n’entonnera ni psaume, ni antienne et ne récitera pas de leçon, jusqu’à ce qu’il ait donné satisfaction.
5
Il prendra son repas seul, après le repas des frères:
6
si, par exemple, les frères mangent à la sixième heure, ce frère ne le fera qu’à la neuvième; et si le dîner des frères est à la neuvième, le sien n’aura lieu que le soir,
7
jusqu’à ce qu’il ait obtenu son pardon par une satisfaction convenable.

La faute marque une cassure : quelque chose ne circule plus. Elle introduit comme un élément perturbateur dans le canal censé jouer le rôle de transmission.

En pratiquant une sorte d’homéopathie, saint Benoît applique le remède là où la communication joue le plus concrètement. Il prive de la communion à la table du repas, mais aussi à la table de la Parole, à l’Office divin. Il fait jouer la sanction là où la solidarité spirituelle joue elle-même davantage. Pour rétablir, saint Benoît semble d’abord priver.

Le frère coupable n’est plus en mesure d’édifier les frères (38, 12). Non que sa diction en soit nécessairement affectée, mais plutôt une distance s’est introduite entre ce qu’il dit et ce qu’il fait ou a fait. Psaumes, antiennes, leçons ne portent plus dans sa bouche. Il ne peut plus les dire. Elles ne parlent plus par lui.

Jusqu’à ce qu’il ait obtenu son pardon. Jusqu’à ce que les circuits de la communication aient été rétablis. Jusqu’à ce que la communion soit de nouveau possible. Jusqu’à ce que les frères puissent à nouveau être « édifiés ».

(RB 25) UN CORDON SANITAIRE ?

 

1Le frère coupable d’une faute grave sera privé tout à la fois de la table commune et de l’oratoire.
2
Aucun frère n’aura avec lui ni relation ni entretien.
3
Il restera seul à l’ouvrage qui lui est enjoint, demeurant ainsi dans le deuil de la pénitence, et méditant cette sentence terrible de l’Apôtre: 4“Un tel homme a été livré à la mort de la chair, afin que son esprit soit sauvé au jour du Seigneur.” (1 Co 5,5)

5Il prendra seul son repas, suivant la mesure et à l’heure que l’abbé aura jugées opportunes.
6
Ceux qui passent ne le béniront pas, ni la nourriture qui lui est servie.

Saint Benoît semble bien sévère vis-à-vis du frère coupable d’une faute grave : exclusion de la table commune et de l’oratoire, absence totale de relation, mise à l’écart organisée. Pas même un signe à donner de la part de Dieu, ni sur celui qui mange ni sur ce qu’il mange.

Cela ressemble à établir un cordon sanitaire. Est-ce évangélique ? En réalité, ce que saint Benoît met ainsi en œuvre autour du frère qui s’est égaré, c’est en quelque sorte le désert. Bien plus qu’une sanction, il s’agit de donner au frère la possibilité de trouver ou retrouver les conditions les meilleures pour se convertir. Quoi de plus évangélique que le désert, pour entendre l’invitation : Convertissez-vous.

Solitaire dans son travail, son repas et sa prière, le frère ne peut qu’être confronté à lui-même, sans échappatoire possible. Pour autant qu’il veuille bien s’ouvrir non seulement à ce qu’il est, en vérité, mais plus encore à ce que Dieu est. Lieu de conversion, le désert est également, et par excellence, le lieu de la rencontre du Père plein d’amour et de tendresse. Les deux vont d’ailleurs de pair et ne font qu’un.

(RB 26) RESPECTER LE DÉSERT

 

1Si un frère, sans la permission de l’abbé, ose se joindre, en quelque manière que ce soit, à un frère excommunié, ou lui parler, ou lui faire une commission,
2
il subira la même peine de l’excommunication.

Saint Benoît a fait établir, pour le frère excommunié, les conditions qui reproduisent pour lui le désert, le lieu de solitude où il est en quelque sorte acculé à l’affrontement. Avec lui-même, avec Dieu. C’est l’invitation à la conversion.

Le frère qui, sans permission, veut se joindre au frère excommunié, manifeste qu’il n’a pas compris la peine de l’excommunication, laquelle ne lui est pas directement destinée. Il n’a pas saisi le besoin où est ce frère d’être conduit au désert et d’y vivre un certain temps. Il n’a pas réalisé qu’en brisant le silence et la solitude où vit ce frère, il lui enlève la possibilité de se convertir, il la lui vole en quelque sorte.

Cette incompréhension est le signe que lui-même a besoin de se rendre au désert, d’y baigner, de s’y refaire. La sanction que préconise saint Benoît n’en est pas vraiment une. Elle est plutôt la constatation du profond besoin spirituel où se trouve encore ce frère, qui n’a pas respecté le lieu où Dieu parle cœur à cœur, où il dit son amour, où il dit qui il est.

Se joindre sans permission à un frère excommunié, c’est ne pas respecter l’environnement dans lequel il lui est demandé de vivre ; nous dirions aujourd’hui, c’est le polluer.

(RB 27) INVERSER LA LOGIQUE DE L’ÉCONOMIE

 

1L’abbé doit prendre soin en toute sollicitude des frères qui ont failli, parce que “ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin du médecin mais les malades.” (Mt 9,12)
2
C’est pourquoi il doit, comme un sage médecin, user de tous les moyens…
5
L’abbé, en effet, doit avoir un soin tout particulier et s’empresser, avec toute son adresse et toute son habileté, pour qu’il ne perde aucune des brebis à lui confiées.
6
Il doit savoir qu’il a reçu le soin d’âmes malades et non une autorité tyrannique sur des âmes saines…
8
Qu’il imite… l’exemple de tendresse du Bon Pasteur qui, ayant laissé dans les montagnes quatre-vingt-dix-neuf brebis, partit chercher l’unique brebis qui s’était égarée; (Lc 15,4-5)
9
il eut de sa faiblesse une si grande compassion qu’il daigna la charger sur ses épaules sacrées et ainsi la rapporter au troupeau. (He 4,15)

Perdre. Argent perdu, âme perdue, femme perdue, frère perdu. Le verbe vaut en économie comme en morale. Mais pour que ce soit dit perdu, il a bien fallu que quelqu’un perde d’abord. Qui donc a perdu ? L’abbé ? les frères ? Dieu ?

Les trois. Et, dans la ligne de l’Evangile, comme toujours, saint Benoît demande à l’abbé d’adopter la « logique » déployée dans la parabole de la brebis perdue. Au nom de Dieu, au nom des frères, au nom de lui-même.

Il s’agit, ni plus ni moins, de renverser toute la logique économique, de refuser la moindre dépense, le moindre sacrifice qu’on ferait en application du faux principe : mieux vaut perdre un que tous, mieux vaut sacrifier un au profit de tous. Inclure au lieu d’exclure.

Geste tout nouveau. Négativement, c’est refuser de calculer un pourcentage, même minime, de perte acceptée. Positivement, c’est montrer que tout le travail consiste à sauver précisément ce que nous consentirions à perdre.

« Je suis venu pour guérir et sauver ce qui était perdu. » (Luc 19, 10)

(RB 28) L’ABBÉ ACCULÉ À EXCLURE ?

 

1Si un frère, après avoir été fréquemment repris pour quelque faute et même après avoir été excommunié, ne s’amende pas, on lui infligera une correction plus rude…
2Que s’il ne se corrige pas encore, ou que, peut-être, enflé d’orgueil, …il veuille même défendre sa conduite, l’abbé fera alors ce que fait un sage médecin:
3employer les cataplasmes, les onguents des exhortations, les remèdes des divines Ecritures, enfin la brûlure de l’excommunication …
4
S’il voit que toute son habileté n’a rien obtenu, il emploiera alors un moyen plus efficace, sa prière et celle de tous les frères pour lui,
5
afin que le Seigneur, qui peut tout, rende la santé à ce frère malade.
6
Mais si ce remède n’opérait point la guérison, l’abbé prendra alors le fer qui retranche …de peur qu’une brebis malade ne contamine tout le troupeau.

Il se peut que le remède ne soit pas efficace. Il se peut que le désert de l’excommunication ne produise pas les fruits qu’on en attend. Il se peut que le frère ne se laisse pas instruire par le geste du bon pasteur, qu’il ne mesure pas l’immense miséricorde qui l’a ainsi porté.

Pourtant, l’heure n’est pas encore à une ultime décision. Saint Benoît la diffère, le plus loin possible. Il demande à l’abbé de tout faire, même si finalement il doit être en quelque sorte comme acculé à l’irrémédiable. Aucun médecin ne peut guérir un patient qui refuse de guérir. Si habile que soit le déploiement des « arguments », le discours ne convaincra pas celui qui refuse d’être convaincu. Saint Benoît envisage même que la prière puisse ne pas aboutir, ni se voir exaucée : elle peut laisser le frère à son entêtement orgueilleux. Au passage, Benoît donne ainsi un profond enseignement sur la prière elle-même.

Vient alors le fer qui retranche. Mais condamne-t-il le frère à sa perte ? Comme s’il ne s’y résignait pas, saint Benoît envisagera ensuite une éventuelle réinsertion. Sous condition, bien sûr, mais à trois possibles reprises. Là où il a affaibli la communauté à force de la contaminer, comme ferait un parasite, le frère aura désormais à l’accompagner, avec constance, dans la vie courante. L’exclusion aura eu comme fruit la conversion.

(RB 29) ACCEPTER LES DÉTOURS ?

 

1 Un frère, sorti du monastère par sa propre faute, désire-t-il y rentrer, il devra promettre d’abord un total amendement du vice qui a causé son départ.
2
 On le recevra alors au dernier rang pour éprouver son humilité.
3
 S’il sort de nouveau, on le reprendra ainsi jusqu’à trois fois. Après quoi, il saura désormais que toute voie de retour lui est fermée.

Le fait que ce chapitre soit inséré dans le code pénitentiel le dit d’emblée : le frère fait toujours partie de la communauté. Et si, dans les autres chapitres, saint Benoît n’hésite pas à recourir aux peines corporelles ou à d’autres sanctions comme l’excommunication, il n’y a ici aucune peine requise, si ce n’est, après un amendement total, occuper le dernier rang. Est-ce d’ailleurs une peine ? ou la mise en pratique concrète du septième degré d’humilité ? ou encore le traitement réservé au dernier entré dans le monastère ?

Clémence, compassion ? Les deux, certainement. Saint Benoît ne craint pas pour sa communauté : le frère qui est sorti n’est pas un perturbateur, ni un violent ; il a agi par orgueil, par découragement, par inconstance. Il n’a pas laissé au Christ le temps d’agir, de faire mourir le vieil homme et de le faire renaître. Il a manqué de patience, de persévérance.

Le frère ainsi sorti ne représente pas un danger pour la communauté, il pourra par trois fois hésiter et revenir. A l’image du Christ qui, par trois fois, a interrogé Pierre sur son amour et lui a laissé sa confiance, saint Benoît va donner au frère la possibilité de remplir sa promesse. Il souhaite le repentir, mais ne pose plus la question : « cherche-t-il vraiment Dieu ? ». La réponse a déjà été affirmative ! Il suffira que le frère demande humblement pardon ; que, dans cette école de charité, il se souvienne des paroles qui lui ont été dites : « garde-toi bien, sous l’effet d’une crainte subite, de quitter la voie du salut, sachant qu’on ne peut s’y engager que par la porte étroite » (Prologue 48).

(RB 31, 3-11) RIEN N’EST NÉGLIGEABLE

 

3Que le cellérier ait soin de tous;
4
qu’il ne fasse rien sans l’ordre de l’abbé;
5
qu’il exécute ce qui lui est commandé,
6qu’il ne mécontente pas les frères.
7
Si l’un d’eux vient à lui demander quelque chose de déraisonnable, qu’il ne l’indispose pas en le rebutant avec mépris, mais qu’il lui refuse avec raison et avec humilité ce qu’on lui demande mal à propos.
8
Qu’il veille à la garde de son âme…
9Il prendra un soin tout particulier des malades, des enfants, des hôtes et des pauvres, convaincu qu’au jour du jugement il devra rendre compte pour eux tous.
10
Il regardera tous les objets et tous les biens du monastère comme les objets sacrés de l’autel.
11
Il ne tiendra rien pour négligeable.

En Carême, les moines sont invités à se racheter des négligences qu’ils ont consenties aux autres époques de l’année : de guerre lasse, saint Benoît semble prendre son parti de ces faiblesses si humaines. Pas de répit cependant pour le cellérier : rien ni personne ne peut être négligé, à aucun moment de l’année.

Rien de négligeable donc. Rien qui soit à laisser en dehors. Rien qui ne soit pas en relation avec tout ce dont il doit avoir le souci. Il ne tiendra donc rien en dehors de ce regard qu’il doit porter sur ce qui lui est confié. Objets et personnes appellent le même respect ; les frères autant que les biens du monastère sont à considérer comme sacrés, vases de l’autel, réceptacles de la vie de Dieu.

Il ne tiendra rien pour négligeable. Il ne laissera aucune fissure mortelle s’introduire entre les frères, bien plus, entre les frères et leur environnement. Il est le gardien du regard que les frères eux-mêmes jetteront sur eux et sur le monde dans lequel ils vivent.

Le prologue (9) de la règle invite à ouvrir les yeux à la lumière divine. Saint Benoît, à la fin de sa vie, fut ainsi gratifié de la vision du monde entier. Sans doute en avait-il entretenu le désir durant toute sa vie, cherchant à voir tout sous le regard de Dieu. Il demande au cellérier de nourrir et laisser grandir en lui le même désir, ne tenant rien pour négligeable.

(RB 32) (1) UNE MISSION DE CONFIANCE

 

1L’abbé confiera à ceux des frères, dont la vie et les mœurs sont sûrs, ce que le monastère possède en outils, vêtements ou n’importe quels objets.
2
Il leur remettra tout ce qu’ils doivent garder et recueillir selon qu’il l’aura jugé utile.
3
L’abbé en conservera l’inventaire afin de savoir ce qu’il donne et ce qu’il reçoit, lorsque les frères se succèdent l’un à l’autre dans ces charges.

4Si quelqu’un traite les objets du monastère avec malpropreté ou négligence, il sera réprimandé;
5
s’il ne s’amende pas, il subira la discipline régulière.

Lorsqu’il veut confier à des frères la garde des outils, des vêtements et d’autres objets encore, saint Benoît s’enquiert de la qualité de leur vie et de leurs moeurs. Ce faisant, il va bien au-delà d’exigences professionnelles, de savoir-faire, de goût de l’ordre, de capacité de gestion.

En évoquant la manière dont vivent les frères (la qualité des moeurs), saint Benoît évoque ni plus ni mopins que ce que les frères engagent le jour de leur profession monastique (RB 58, 17) : la conversion des moeurs (quoi qu’il en soit de la manière dont on traduit conversatio morum). Qui plus est, dans son vocabulaire tout au moins, saint Benoît manifeste le même souci pour le seul cellérier (RB 31, 1), mais non pour l’abbé, par exemple, ni le maître des novices.

C’est dire l’importance que saint Benoît accorde à la mission de conserver le patrimoine représenté par les outils, les vêtements, etc…C’est dire encore, si pas davantage, l’estime en laquelle saint Benoît tient le patrimoine lui-même. “Objets sacrés de l’autel” (RB 31, 10), ils méritent et appellent une responsabilité à la hauteur du respect qui leur est dû. Dis-moi ce que tu respectes, je te dirai celui que tu respectes.

(RB 32) (2) LE DEVOIR D’ÊTRE PROPRE

 

1L’abbé confiera à ceux des frères, dont la vie et les mœurs sont sûrs, ce que le monastère possède en outils, vêtements ou n’importe quels objets.
2
Il leur remettra tout ce qu’ils doivent garder et recueillir selon qu’il l’aura jugé utile.
3
L’abbé en conservera l’inventaire afin de savoir ce qu’il donne et ce qu’il reçoit, lorsque les frères se succèdent l’un à l’autre dans ces charges.

4Si quelqu’un traite les objets du monastère avec malpropreté ou négligence, il sera réprimandé;
5s’il ne s’amende pas, il subira la discipline régulière.

Se laver est un acte social, rendre pur son environnement est un geste d’accueil, un geste d’hôte au sens actif du terme, un geste d’hôtelier. Saint Benoît est loin d’y être insensible, qui demande aux frères de veiller à la propreté de ce qu’ils transmettent à d’autres, instruments ou vêtements (RB 35, 7.10 ; 55, 10.13).

Garder malpropre ce qu’on utilise, c’est en réalité vouloir se l’approprier. Non seulement c’est contraire à l’élémentaire politesse et vie sociale, mais cela relève du vice de la propriété, si radicalement condamné par saint Benoît. Ce qui est sale est sale pour tout le monde, sauf pour moi, tant que je ne le rejette pas. C’est devenu à moi et à moi seul.

Négliger ce qu’on utilise, c’est ne pas reconnaître le lien qui rattache l’instrument à la communauté qui le possède, c’est laisser ce lien se distendre. Ici aussi, c’est vouloir le faire mien, c’est vouloir m’en emparer, vouloir le relier à moi et à moi seul.

S’il est vrai que malpropreté et négligence mettent en jeu une possible appropriation, on comprend que saint Benoît y ait accordé autant d’importance. Il a eu bien raison de situer la garde des outils et instruments au niveau des valeurs monastiques les plus fondamentales.

(RB 33) PAS DE PROPRIÉTAIRE

 

1Avant tout, il faut retrancher du monastère jusqu’à la racine ce vice de la propriété.
2Que personne n’ait donc la témérité de rien donner ou recevoir sans l’autorisation de l’abbé;
3
ni de rien posséder en propre, quoi que ce puisse être, ni livres, ni tablettes, ni stylet pour écrire, en un mot absolument rien,
4
puisqu’il n’est même plus licite aux moines d’avoir à leur disposition ni leur corps ni leurs volontés.
5
Ils doivent espérer et attendre du père du monastère tout ce qui leur est nécessaire. Et personne ne pourra avoir quelque chose que l’abbé n’ait donné ou permis.

6Que tout soit commun à tous, ainsi qu’il est écrit. (Ac 4,32) Que personne ne dise que quelque chose lui appartient, ni n’ait la témérité de se l’approprier.
7
Si quelqu’un se complaisait en ce vice détestable, on l’admonesterait une et deux fois;
8
s’il ne s’amendait pas, on le corrigerait.

Ceci est à moi, ceci n’est pas à toi. Ceci n’est pas à moi, ceci est à toi. Assigner ainsi des limites établit un périmètre. Cela devrait faire cesser les contestations entre voisins. Cela désigne le propriétaire, qu’il d’agisse d’un terrain, d’un livre, d’une tablette, d’un stylet ou de quoi que ce soit.

Ceci est à moi, ceci n’est pas à toi. La relation ainsi créée est une relation de droit. Celui que j’exerce ou n’exerce pas, celui que l’autre exerce ou n’exerce pas. En demandant d’éradiquer à tout prix le vice de la propriété, saint Benoît refuse que les relations entre frères se contentent d’être des relations de droit. Non pas qu’il ignore le respect dû à chacun – il en fait d’ailleurs un devoir à l’abbé – mais il n’entend pas que le seul droit fasse le fondement des relations entre frères.

Ceci est à moi, ceci est également à toi. Seule la charité peut parler ainsi, sans que s’élèvent les querelles de voisinage. La vie cénobitique n’est pas un contrat passé entre frères, dont les parts se trouvent exactement découpées. La réduire à une propriété, fût-elle partagée, c’est la vicier à la base.

N’est-ce pas le modèle que le Christ a laissé ? « Tout ce qui est à toi est à moi, tout ce qui est à moi est à toi » (Jean 17,10).

(RB 34) RIEN D’UNIFORME

 

1Comme il est écrit: “On partageait à chacun selon ses besoins.” (Ac 4,35)
2
Par là, nous ne disons pas qu’on fasse acception des personnes – ce qu’à Dieu ne plaise – mais qu’on ait égard aux infirmités.
3
Celui qui a besoin de moins, rendra grâces à Dieu et ne s’attristera point;
4
celui à qui il faut davantage, s’humiliera et ne s’élèvera point à cause de la miséricorde qu’on lui fait.
5Ainsi tous les membres seront en paix.

6Avant tout, que jamais n’apparaisse le vice du murmure, pour quelque raison que ce soit, ni en paroles, ni en un signe quelconque. 7Si quelqu’un est reconnu coupable, il sera soumis à une correction sévère.

En quelques lignes, à propos d’un point sensible de la vie commune, saint Benoît fait appel aux grandes attitudes fondamentales qu’on attend du moine.

Pas d’acception des personnes. Cette indication, donnée déjà à l’abbé (2, 20), vaut pour chacun dans sa manière d’être. Ne pas donner prise à la comparaison, ce péché originel qui veut que nous ayons ou soyons toujours davantage que l’autre, qui nous fait nous comparer à Dieu lui-même. « Vous serez comme des dieux » (Gen. 3, 5).

Pas de comparaison pour qu’il n’y ait pas de murmure, cette forme de violence (verbale ou autre) qui finit par tuer les relations, qui enlève toute paix, d’abord chez l’auteur du murmure avant de l’enlever chez ceux qui en sont les témoins ou les victimes.

Pas de comparaison, mais beaucoup d’égard aux infirmités. Est-ce une infirmité d’avoir besoin de moins ? En est-ce une d’avoir besoin de plus ? Il faut en tout cas rencontrer l’un et l’autre de ces besoins. L’abondance peut humilier, si elle ne répond pas à un besoin ; la miséricorde peut humilier aussi, quand elle devient condescendance par manque d’amour.

Pas de comparaison, pour qu’il n’y ait aucune tristesse, mais par-dessus tout la paix. Un nécessaire que tous doivent recevoir…également.

(RB 35) CUISINER AVEC AMOUR

 

1Les frères se serviront mutuellement. Personne ne sera dispensé du service de la cuisine, sinon pour cause de maladie ou pour quelque occupation de grande utilité.
2
Par cet exercice, en effet, on acquiert plus de mérite et de charité…

5Si la communauté est nombreuse, le cellérier sera dispensé du service de la cuisine…
6mais tous les autres se serviront mutuellement avec charité.

7Celui qui sort de semaine fera, le samedi, les nettoyages…
9
Aidé de celui qui entre en service, il lavera les pieds de tous les frères.
10
Il remettra au cellérier, propres et en bon état, les objets de son office.
11
Le cellérier les passera à celui qui entre en semaine; il saura ainsi ce qu’il donne et ce qu’il reçoit…

15Ceux qui entreront en semaine et ceux qui en sortiront, se prosterneront, dans l’oratoire, à la fin des Laudes du dimanche, aux genoux de tous, et leur demanderont de prier pour eux.
16
Le sortant dira …: “Tu es béni, Seigneur Dieu, toi qui m’as aidé et consolé.” (Dn 3,52 ; Ps 85,17)
17
L’ayant dit trois fois, il recevra la bénédiction. Celui qui entre en charge lui succèdera et dira: “Dieu, viens à mon aide, hâte-toi de me secourir.” (Ps 69,2)
18
Ce verset ayant été répété de même trois fois par tous les frères, il recevra la bénédiction et entrera en charge.

Comme il en va pour le lecteur (RB 38, 2-4), Benoît enracine le service de la cuisine dans la prière des frères. Mais, dans le cas de la cuisine, il ajoute le geste éminemment symbolique de laver les pieds des frères. Comme si le service de la cuisine ne trouvait son aboutissement véritable qu’à reproduire l’agenouillement du Christ aux pieds de ses disciples.

Double encadrement donc de ce service fraternel où, en quelque sorte, Marthe et Marie se rejoignent, ne font qu’un en réalité. Double enracinement qui ferme la porte à tout écartèlement entre activité et contemplation, qui interdit toute tristesse, toute fatigue et tout murmure.

Pas de place non plus pour un monopole de la charité. Tous sont conviés à servir. Avec toujours cet accueil de l’exception : les malades, ceux qui sont occupés ailleurs, le cellérier dans certains cas.

Un service très concret, celui de la cuisine, met en œuvre les attitudes les plus fondamentales de la vie monastique. Humilité, prière, miséricorde, respect, conscience professionnelle, service mutuel. Et, par-dessus tout, la charité.

(RB 36) IL N’Y A DE VRAI DIEU QUE BLESSÉ

 

1On prendra soin des malades avant tout et par dessus tout. On les servira comme s’ils étaient le Christ en personne,
2puisqu’il a dit: “J’ai été malade et vous m’avez visité” (Mt 25,36),
3
et “ce que vous avez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait.” (Mt 25,40)

4De leur côté, les malades considéreront que c’est en l’honneur de Dieu qu’on les sert. Aussi ils ne mécontenteront pas par des exigences superflues les frères qui les servent.
5
Eventuellement, il faudrait cependant les supporter avec patience, parce qu’il en revient plus de mérite…
7
On assignera aux frères malades un logis particulier et, pour leur service, un frère craignant Dieu, diligent et soigneux.
8
On offrira aux malades l’usage des bains toutes les fois qu’il sera expédient…
9
On concédera également aux malades tout à fait débiles l’usage de la viande afin de réparer leurs forces…
10
L’abbé veillera avec le plus grand soin à ce que les cellériers et les servants ne négligent pas les malades; c’est lui-même, en effet, qui est responsable de tout manquement commis par ses disciples.

Faut-il un chapitre spécial pour conseiller quelques gestes d’infirmière à l’égard de frères à la santé déficiente ? ou, chose plus rare, pour évoquer des lieux à prévoir dans l’architecture du monastère ?

Le souci des malades, dont témoigne s. Benoît, s’enracine tout simplement en Dieu. Les malades disent quelque chose de Dieu, c’est lui qu’on soigne quand on les soigne, c’est à lui qu’on est attentif lorsqu’on écarte toute négligence envers eux. C’est bien pourquoi le frère qui s’en occupe doit d’abord être un chercheur de Dieu. C’est bien pourquoi aussi les malades doivent savoir que Dieu est honoré en eux.

Ne pas négliger les malades, c’est en réalité pratiquer le premier degré d’humilité. Très concrètement : « fuir toute négligence et se rappeler sans cesse tout ce que Dieu a commandé » (RB 7, 10). C’est relier Dieu et la faiblesse, celle qu’il a dévoilée dans le Christ, celle qu’il continue à manifester dans le frère malade, celle qu’il a choisie pour dire véritablement qui il est. Ne pas négliger les malades, c’est à la lettre ne pas négliger Dieu.

Être diligent : voilà ce que s. Benoît demande au frère chargé des malades.

(RB 37) LES VIEILLARDS ET LES ENFANTS (1)

 

1Bien que la nature nous porte assez par elle-même à avoir compassion des vieillards et des enfants, il est bon de pourvoir encore à leurs besoins par l’autorité de la Règle.
2
On aura donc toujours égard à leur faiblesse, on ne les astreindra pas à la rigueur de la Règle en ce qui touche l’alimentation.
3
Mais on usera envers eux d’une tendre condescendance et ils devanceront les heures régulières des repas.

Qui est le vieillard, qui est l’enfant ? Comment décider de ces deux catégories ? Moi qui lis la règle de saint Benoît, suis-je un vieillard ou suis-je un enfant ? Qu’ont-ils en commun ? Apparemment la faiblesse, puisque c’est elle qui fait qu’on leur réserve une tendre condescendance. Mais cette faiblesse est-elle de même nature chez l’un et chez l’autre ? Et pourquoi adoucir l’austérité de la règle en matière d’alimentation uniquement ?

Autant de questions qui invitent à lire ce chapitre autrement que comme un simple accommodement disciplinaire, si compréhensif et si humain soit-il.

Il y a toujours bien quelqu’un pour vous trouver vieillard, il y a toujours bien quelqu’un pour juger que vous êtes un enfant. Mais nous ne pouvons plus aujourd’hui lire ce chapitre comme s’adressant simplement à deux catégories bien typées de moines. Chaque moine doit lire ce chapitre pour lui-même, se sachant tour à tour vieillard et enfant, pouvant se reconnaître tantôt chez le vieillard et tantôt chez l’enfant, faible en tout cas, ayant besoin d’une tendre condescendance.

L’enfance ne se lit pas seulement sur la peau vierge et le visage lisse, pas plus que le vieillard ne se reconnaît aux rides et à la peau parcheminée. Quelle serait alors cette faiblesse qui est de nature à attendrir la nature elle-même ?

(RB 37) LES VIEILLARDS ET LES ENFANTS (2)

 

1Bien que la nature nous porte assez par elle-même à avoir compassion des vieillards et des enfants, il est bon de pourvoir encore à leurs besoins par l’autorité de la Règle.
2
On aura donc toujours égard à leur faiblesse, on ne les astreindra pas à la rigueur de la Règle en ce qui touche l’alimentation.
3
Mais on usera envers eux d’une tendre condescendance et ils devanceront les heures régulières des repas.

L’enfance ne se lit pas seulement sur la peau vierge et le visage lisse, pas plus que le vieillard ne se reconnaît aux rides et à la peau parcheminée. Quelle serait alors cette faiblesse qui est de nature à attendrir la nature elle-même ?

L’enfance a devant elle de nombreux possibles, elle a plusieurs temps devant elle. Non pas plusieurs dans la longueur ou dans la durée, mais plusieurs dans la nature de ces temps, une nature encore indéterminée. L’enfance a devant elle plusieurs espaces à remplir, à enrichir. Le vieillard est au contraire tout entier ou en grande partie devenu mémoire, il est déterminé et risque de l’être trop, fixé dans son achèvement.

A tout âge, à tout moment, les deux peuvent se partager le cœur du moine. A tout âge, à tout moment, le moine peut se trouver devant un espace de sa vie qu’il n’a pas encore laissé s’enrichir dans la recherche de Dieu. Il peut aussi se sentir trop arrêté dans cette même recherche, trop déterminé, plus assez libre et malléable.

Il est urgent de faire se rencontrer le vieillard et l’enfant. Il est urgent de nourrir l’indétermination de l’enfant et de rendre fertiles les racines de la mémoire du vieillard. Les nombreux possibles de l’enfant ont besoin de sens et de signification ; et tout autant les déterminations arrêtées du vieillard.

On anticipera pour eux les heures régulières des repas. On leur donnera de pouvoir se nourrir en temps voulu. On n’imposera ni à l’un ni à l’autre un retard qui se révélerait nocif. Ce serait insensé, au sens le plus chargé de ce mot : n’ayant pas reçu à temps le sens auquel il avait droit.

(RB 38) LECTURE ET REPAS

 

1La lecture ne doit jamais manquer à la table des frères. Il ne faut pas que, au hasard, quelqu’un s’empare du livre et fasse la lecture; 2mais un lecteur désigné pour toute la semaine entrera en fonction le dimanche. Avant de commencer sa semaine,… il demandera à toute la communauté de prier pour lui afin que Dieu le préserve de l’esprit d’orgueil. 3A cet effet, tous diront trois fois dans l’oratoire ce verset après lui: “Seigneur, ouvre mes lèvres et ma bouche annoncera ta louange.” 4Et ainsi ayant reçu la bénédiction, il entrera en fonction.

5On gardera un silence parfait à table en sorte qu’on n’y entende aucun chuchotement ni parole, mais seulement la voix du lecteur. 6Quant aux choses nécessaires pour la nourriture et la boisson, les frères se les serviront mutuellement de façon que personne n’ait besoin de rien demander. 7Si toutefois il leur manque quelque chose, ils le demanderont plutôt par quelque signe que par la parole. 8Que personne n’ait la hardiesse de faire à ce moment des questions sur la lecture ou sur quelque autre sujet, pour ne donner aucun prétexte à la dissipation. 9Toutefois le supérieur pourra dire quelques mots pour l’édification, s’il le juge à propos…

12Au reste, les frères ne liront et ne chanteront point chacun à son tour, mais ceux-là seulement qui édifient les auditeurs.

Lire pendant le repas est un service rendu aux frères, tout comme assurer le service de la cuisine ou le soin des malades. Il ne s’agit donc pas seulement de meubler le silence pendant qu’on est occupé à manger. Il s’agirait plutôt de le nourrir et d’en assurer la qualité. Cela postule une certaine durée. Il faudra donc que la même voix se fasse entendre toute la semaine, qu’elle installe en quelque sorte son rythme, que les frères s’y fassent et entrent de plain-pied dans un climat ainsi stabilisé.

Lire est un service rendu aux frères. Et pas une occasion de se mettre en avant. C’est pourquoi, il faut enraciner ce service dans la prière, aller y puiser l’humilité dont il aura besoin, la qualité aussi. La voix n’assure pas n’importe comment le silence qu’elle doit entretenir chez ceux qui la perçoivent et l’entendent.

Lire est un service rendu aux frères. Non pas pour leur faire oublier qu’ils mangent. Ce serait plutôt pour qu’ils prennent le temps de goûter. Rien ne doit leur manquer, dit saint Benoît, laissant ouverte la possibilité de signaler un éventuel manque ou besoin. Goûter demande du silence et du temps. Edifier les auditeurs, requiert saint Benoît de la part du lecteur. Pourquoi pas l’aider à construire sa langue, celle qui goûte comme celle qui a besoin de silence ?

(RB 39) MANGEZ ET GOÛTEZ

 

1Il suffit, nous semble-t-il, pour le repas quotidien…à toutes les tables de deux mets cuits, à cause des infirmités diverses. 2Ainsi celui qui ne pourra s’accommoder d’un mets pourra manger l’autre. 3 …De plus, s’il se trouve des fruits ou des légumes frais, on ajoutera un troisième plat….

6S’il arrive que les frères ont travaillé plus qu’à l’ordinaire, l’abbé pourra, s’il le juge opportun, ajouter encore quelque chose, 7pourvu qu’on évite tout excès et que jamais un moine ne soit surpris par l’indigestion. 8Rien, en effet, n’est aussi contraire à tout chrétien que l’excès de table, 9comme dit Notre Seigneur: “Prenez garde que vos cœurs ne s’appesantissent par l’excès.” (Lc 21,34)

10Aux enfants on ne servira pas la même quantité de nourriture, mais une plus petite qu’aux adultes, en gardant la sobriété en tout…

Quoi qu’il en soit de la réalité culinaire, telle qu’elle était vécue au temps de s. Benoît, celui-ci manifeste une réelle attention au goût. Deux mets à prévoir, de façon que chacun y trouve à son goût. La bête bouffe, a-t-on écrit, tandis que l’homme goûte. Sans le goût, on risquerait donc de quitter l’état d’homme. Ce à quoi s. Benoît se refuse certainement. En prévoyant la diversité, il sauvegarde aussi l’humanité.

Il faut en dire autant de la précision apportée : deux mets cuits. Les gastronomes l’affirment : rien ne dépasse en excellence l’ordre du cuit, la maîtrise de la cuisson révèle la maîtrise du cuisinier. Le feu fait fondre et invente des voisinages que la nature (ou le cru) ne procure pas. Ici aussi, le goût est mis à l’honneur. Oserait-on parler de culture ?

Quant aux mises en garde contre l’excès, elles dépassent le simple conseil médical d’éviter l’indigestion. Elles sont aussi davantage qu’une invitation à l’ascèse. L’excès ne permet plus le goûter, il peut même le dénaturer, voire l’anesthésier.

S’il est vrai que la sagesse vient après le goût et ne peut advenir sans lui, que la sagacité suppose la sapidité, s. Benoît écrit ici un chapitre littéralement sapientiel. On peut en tout cas lire ainsi ce texte, alors moins désuet qu’il n’y paraît.

(RB 40) SOBRIÉTÉ ET ABSTINENCE

 

1Chacun “a reçu de Dieu son don particulier: l’un celui-ci, l’autre celui-là.” (1 Co 7,7) 2Aussi avons-nous quelque scrupule à régler l’alimentation d’autrui. 3Toutefois, ayant égard au tempérament des faibles, nous pensons qu’une “hémine” de vin par jour suffit à chacun. 4Ceux à qui Dieu donne la grâce de s’en abstenir, sauront qu’ils recevront une récompense particulière.

5Si la situation du lieu, ou le travail, ou l’ardeur de l’été demandent davantage, le supérieur en décidera; mais il veillera en tout à ce qu’on ne tombe ni dans la satiété ni dans l’ivresse.

6Nous lisons, il est vrai, que le vin ne convient aucunement aux moines. Mais comme on ne peut le persuader aux moines de notre temps, accordons-nous du moins de ne pas boire jusqu’à satiété, mais avec sobriété: 7parce que “le vin fait apostasier même les sages.” (Si 19,2)

8Si la pauvreté du lieu est telle qu’on ne puisse se procurer cette mesure de vin, mais beaucoup moins ou rien du tout, ceux qui y demeurent béniront Dieu et ne se plaindront point. 9C’est l’avertissement que nous donnons avant tout: qu’ils s’abstiennent de murmurer.

 

Pourquoi le vin ne convient-il pas aux moines ? Le vin fait parler ou il engourdit, il rend bavard ou il anesthésie. Il tue donc le silence et tout autant la vigilance, il détruit ces deux grands piliers qui font l’existence du moine. Il « fait apostasier même les sages », dira saint Benoît avec l’Ecriture (Eccli. 19, 2). Autrement dit, il leur fait perdre leur âme.

Que vient alors faire la concession d’une « hémine » quotidienne ? Est-ce d’ailleurs une concession ? Elle est d’abord le signe concret d’une volonté qui l’est tout autant : ne pas écraser les faibles, encourager les forts. Elle est l’expression ou le silence d’un scrupule : légiférer en matière d’alimentation. Elle peut encore être l’occasion d’une éventuelle pauvreté, vécue alors comme une occasion de silence et de vigilance.

Chercher à déterminer le volume de ladite hémine passe, en réalité, à côté de la question. Saint Benoît ne s’empresse-t-il pas d’ajouter qu’on peut dépasser la mesure indiquée, sous réserve de sobriété ?

Sobriété, retenue. Ce sont sans doute les maîtres mots de ce chapitre. Pas seulement dans le boire, mais aussi et même davantage dans le murmure : ici sobriété signifie abstinence totale.

(RB 42) LA NUIT ET LE SILENCE

 

1Les moines doivent s’appliquer au silence en tout temps, mais principalement pendant la nuit. 2C’est pourquoi, en toute saison, soit que l’on jeûne, soit que l’on dîne, 3si c’est une époque où l’on dîne, aussitôt après le repas du soir, les frères iront s’asseoir tous ensemble en un même lieu: l’un d’eux lira les Conférences ou les Vies des Pères ou quelqu’autre chose qui puisse édifier les auditeurs… 6On lira quatre ou cinq feuillets, ou autant que l’heure le permettra, 7tandis que tous s’empressent de rejoindre la réunion pendant la durée de cette lecture, y compris ceux qui auraient été occupés à quelque obédience.

8Tous étant ainsi assemblés, on récitera Complies. Au sortir de cette Heure, il ne sera plus permis à personne de dire quoi que ce soit. 9Si quelqu’un viole cette règle du silence, il sera puni rigoureusement: 10on excepte les cas urgents d’hospitalité ou un ordre de l’abbé. 11Mais, même en ces circonstances, tout se fera avec une extrême gravité et une parfaite retenue.

Saint Benoît le dit bien : le silence ne se limite pas à la période d’obscurité que nous appelons la nuit. Il faut s’y appliquer en tout temps. N’empêche : depuis toujours, le silence de nuit a été qualifié d’une note d’intensité toute particulière. Comme le sommeil apporte repos et réparation au corps fatigué par l’exercice d’une journée, ainsi le silence de nuit doit-il redonner vigueur au silence qui a porté le poids du jour. Possiblement agressé durant la journée, le silence a besoin de se refaire la nuit.

Depuis longtemps, l’électricité a virtuellement fait disparaître le contraste entre lumière et obscurité. C’est plus vrai encore de tous les moyens techniques de communication, ils se sont chargés de démentir l’alliance entre obscurité et silence. De nuit comme de jour, l’agression possible est là. Cela ne donne que plus de force à l’injonction de saint Benoît. Là où la nuit engendrait ou favorisait le silence, c’est aujourd’hui le silence qui doit venir habiter la nuit, s’imposer à elle, l’envahir graduellement.

Invité à s’appliquer en tout temps au silence, le moine se voit demander de le laisser exister tout particulièrement durant la nuit, à le laisser « parler », à le laisser descendre, doucement, lentement. La nuit a aujourd’hui besoin de silence ; le moine est invité à le lui donner.

(RB 43) L’EXACTITUDE FAIT PARTIE DE LA CHARITÉ

 

1A l’heure de l’office divin, aussitôt le signal entendu, on quittera tout ce qu’on a dans les mains, et l’on se hâtera d’accourir, 2avec gravité néanmoins afin de ne pas donner aliment à la dissipation. 3On ne préférera donc rien à l’Œuvre de Dieu.

4Si quelqu’un arrive aux Vigiles après le Gloria du psaume quatre-vingt-quatorze qui devra, pour ce motif, être récité en traînant et lentement il ne prendra point son rang au chœur, 5mais la dernière place…jusqu’à ce que, l’Œuvre de Dieu étant terminée, il fasse pénitence par une satisfaction publique.

7Si nous avons jugé à propos de placer les retardataires au dernier rang ou à l’écart, c’est afin que la honte qu’ils éprouveront d’être exposés au regard de tous serve à les corriger. 8Car s’ils demeuraient hors de l’oratoire, il s’en pourrait trouver qui iraient se recoucher pour dormir ou qui, assis dehors s’amuseraient à bavarder, donnant ainsi occasion au malin de les tenter. 9Il vaut donc mieux qu’ils entrent à l’oratoire; ainsi ils ne perdront pas tout, et ils auront des chances de se corriger…

13A la table, celui qui n’arrivera pas avant le verset, de façon que les frères puissent le réciter tous ensemble avec la prière et se mettre à table en même temps: 14si c’est par négligence ou par sa faute qu’il n’est pas arrivé à temps, il sera repris jusqu’à deux fois… 17On traitera de la même manière celui qui ne se trouvera pas au verset qu’on dit après le repas.

18Nul ne se permettra de manger ou de boire quoi que ce soit, avant ou après l’heure fixée pour le repas. 19S’il arrive que le supérieur offre quelque chose à un frère et que celui-ci ne l’accepte pas, lorsqu’il viendra à désirer ce qu’il avait d’abord refusé ou quelque autre chose, on ne lui accordera absolument rien jusqu’à ce qu’il ait fait une satisfaction convenable.

Il y a retard et retard. Toujours soucieux de mesure, saint Benoît fait durer le premier psaume pour permettre à tous d’arriver (RB 13,2 ; 43,4). De même, il fait prolonger la lecture du soir (RB 42, 6-7). Et il envisage (RB 11,12) l’hypothèse d’un lever communautaire trop tardif, le dimanche ! Ce que saint Benoît n’accepte pas, c’est la négligence. Et il en traite pour deux moments majeurs de la vie communautaire : l’Office divin et le repas. C’est dire déjà l’importance qu’il y attache.

Un retard négligent, c’est un retard qui introduit une cassure, une rupture dans le lien communautaire tout autant que dans le lien avec le Seigneur. Ne pas quitter au signal ce qu’on a dans les mains, c’est refuser l’invitation, sous prétexte qu’il y a mieux, ou plus urgent, ou plus rentable à faire. Saint Benoît cherche à réduire autant que possible le temps de cette cassure, au prix éventuel d’un peu de honte. Il fait entrer les retardataires, afin de renouer tout de suite le lien, progressivement cependant. Peut-être d’ailleurs en fait-il autant pour qui partirait trop tôt (RB 43, 17).

Ne pas manger ni boire seul en dehors des repas ne relève pas seulement d’une ascèse : il y manquerait le lien communautaire que veut exprimer le repas pris ensemble. Ne pas accepter ce qu’on vous offre et le redemander ensuite ne relève pas seulement du caprice : ici aussi, il y a lieu d’être à temps, d’avoir tout de suite la bonne réaction, de ne pas s’exclure soi-même de ce qu’a exprimé le geste d’offrir. Etre partout au rendez-vous fait partie de la charité.

(RB 45, 1-2) AVOIR L’HUMILITÉ DE SES MANQUEMENTS

 

1Lorsque quelqu’un se trompe en récitant un psaume, un répons, une antienne ou une leçon, s’il ne s’en humilie point sur place, devant tout le monde, en faisant satisfaction, il sera soumis à une correction plus sévère: 2c’est qu’en effet il n’a pas voulu corriger par un acte d’humilité la faute qu’il a commise par sa négligence.

« C’est une grande chose de prier sans distraction, mais une plus grande encore de psalmodier sans distraction. » Cette citation des Pères du désert montre en quelle estime ils avaient le psautier. Saint Benoît rappelle qu’ils le disaient en un seul jour (18, 25). Une négligence en ce domaine, voire une simple distraction, ne peut donc pas être un banal manquement à des règles d’exécution. C’est une entorse faite à la prière, qui plus est à la psalmodie, pour parler comme les Pères du désert.

La satisfaction que demande saint Benoît est une prise de conscience, bien plus qu’une réparation. Toute négligence introduit une rupture dans la prière, elle desserre un lien qui est censé se nouer, elle introduit une distance là où on cherche au contraire à se rapprocher. Dans ce cas-ci, se rapprocher de Dieu et des autres.

S’humilier sur place, c’est reconnaître ladite négligence sans délai, sans postposer, parce que c’est urgent. Le faire devant tout le monde, c’est rappeler l’horizon ecclésial de toute prière. Un horizon que toute négligence détériore, que toute humilité construit ou reconstruit.

(RB 47, 1) CONVOQUER LES FRÈRES AVEC EXACTITUDE

 

1La charge d’annoncer l’heure de l’Œuvre de Dieu, aussi bien le jour que la nuit, incombe à l’abbé. Il l’exercera lui-même, ou la confiera à un frère si ponctuel que l’office se fasse toujours aux heures prescrites.

Pourquoi faut-il que l’abbé se charge lui-même d’une tâche à première vue secondaire : rappeler l’horaire, de jour comme de nuit ? Y eut-il et y a-t-il d’ailleurs beaucoup d’abbés qui se font ainsi les garants de l’horaire ?

Pas uniquement gardien de l’horaire. L’abbé a mieux à faire que cela. Gardien de la prière des frères, certainement. Gardien de ce privilège qu’ils ont d’un mode de vie qui prévoit des rencontres régulières avec leur Seigneur. Gardien de la communion des frères appelés sans cesse à se pardonner mutuellement, à l’invitation de la prière dominicale. Gardien de la présence continuelle à Dieu, que les moines cherchent avec obstination.

Il y faut cette ponctualité très exacte qui est le secret des grands spirituels, amoureux pressés de rencontrer Celui qu’ils aiment, craignant par-dessus tout un retard qui leur vaudrait de trouver porte fermée. Craignant la parole terrible : « Je ne vous connais pas ».

Ne rien préférer à l’Œuvre de Dieu, à l’Office divin. Cela passe aussi par l’exactitude et la régularité.

(RB 48, 7-8) PAUVRETÉ ET NÉCESSITÉ EXIGENT

 

7Si les frères se trouvent obligés, par la nécessité ou la pauvreté, à travailler eux-mêmes aux récoltes, ils ne s’en affligeront point; 8c’est alors qu’ils seront vraiment moines, lorsqu’ils vivront du travail de leurs mains, à l’exemple de nos pères et des Apôtres.

Saint Benoît a utilisé trois fois le verbe exiger. Pour rappeler à l’abbé (2, 30) qu’on exige plus de celui à qui on a confié plus. Pour demander qu’on ne néglige pas pauvres et pèlerins, car la crainte des puissants exige quasiment qu’on cherche à leur plaire (53, 15). Pour éviter aux moines de s’attrister, au cas où nécessité et pauvreté viendraient à rappeler leurs exigences (48, 7).

Le français exiger n’a pas gardé un des sens de l’équivalent latin : faire sortir, pousser (dans le dos). Ce sera bon de se laisser inspirer par cette image constructive.

L’abbé doit le savoir : tout ce qu’il a reçu en confiance est comme ce qui le pousse à aller de l’avant. Il faut que l’amour des pauvres et des pèlerins soit au moins aussi fort que celui qui pousse à aller vers les riches. Il faut se réjouir d’être comme poussé au devant du travail : bienheureuses nécessité et pauvreté, elles sont comme l’épée dans les reins, balayant toute hésitation, consolant de toute éventuelle tristesse.

Faire sortir, pousser, franchir, traverser, parfaire. Autant d’évocations de cette sortie de soi-même qui ne trouve son véritable nom que dans l’amour. L’amour qui confie et se voit confier. Qui est riche, assurément, mais ne s’affiche jamais comme une quelconque puissance. Qui est pauvre, assurément, mais ne s’en attriste jamais. Qui est grand, le plus grand.

(RB 49,1-2) CARÊME TOUT LE TEMPS

 

1 La vie du moine devrait être, en tout temps, aussi observante que durant le Carême. 2 Mais comme il en est peu qui possèdent cette perfection, nous exhortons tous les frères à vivre en toute pureté pendant le Carême, 3 et à effacer, en ces jours sacrés, toutes les négligences des autres temps.

Les savants qui s’occupent de l’origine des mots en donent deux pour le mot “religion”. La première, à travers le mot latin, signifierait : relier. Relier les hommes entre eux, assurer le lien de ce monde avec un autre. D’après la deuxième origine, toute proche de la première, cela voudrait dire : assembler, recueillir, relever, parcourir, relire.

Les mêmes savants ne disent jamais, très rarement en tout cas, que la négation de la religion, c’est la négligence. Attitude qui ne cesse de perdre la mémoire, donc qui ne recueille pas, qui ne relie pas, qui n’assure aucun lien entre les moments du temps qui passe.

En carême au moins, le moine doit cesser d’être négligent et retrouver ce qui fait son identité profonde. Nouer, assembler, recueillir, lier, relier, lire ou chanter les éléments du temps, pour en faire la gerbe du désir de Pâques. Recoudre le temps si souvent éclaté pour en faire le temps unique de Dieu, le temps que Jésus a inauguré pour tous le jour de Pâques.

(RB 49, 2-3) DURANT CES JOURS SAINTS

 

2 Nous exhortons tous les frères à vivre en toute pureté pendant le Carême, 3et à effacer, en ces jours saints, toutes les négligences des autres temps.

Le Prologue de la règle parlait de jours heureux (15), posant la question de savoir si le moine fait partie de ceux qui les désirent. Les jours du carême ne sont pas seulement des jours heureux, ils sont aussi des jours saints. Et le moine est tout autant invité à vouloir les désirer.

Jours saints, comme l’est la Pâque à laquelle ils conduisent. Comme l’est le service (5, 3) auquel le moine s’engage par la profession. Comme le sont les lectures dont il se fait volontiers l’auditeur et le lecteur (4, 55). Comme le sont les enseignements du Seigneur (Prol. 35). Comme l’est tout ce à quoi le moine aspire (4, 62), laissant au besoin, loin derrière lui, l’appellation elle-même de sainteté.

Jours saints, plutôt que sacrés. S’il est vrai que le sacré tue là où le saint pacifie. S’il est vrai que seule la sainteté se révèle féconde et enfante. S’il est vrai que le saint fait s’accorder amour et vérité (Ps 84, 11). S’il est vrai que le saint jette l’humanité dans l’humilité et l’humilité dans l’humanité.

Ces jours saints nous ramènent ainsi à l’humus de nos origines, en même temps qu’ils nous conduisent aux sommets qui nous attendent. De la racine de notre nom au nom nouveau (Ap 2, 17) de notre vocation.

(RB 49, 6) DANS LA JOIE DE L’ESPRIT SAINT

 

6Chacun offrira de sa propre volonté à Dieu, dans la joie du Saint-Esprit, quelque pratique surérogatoire. (1 Th 1,6)

Saint Benoît, soucieux comme toujours de l’ordre dans la communauté, prévoit pour celle-ci la manière de vivre pendant le carême : temps à accorder à la lecture et au travail (48, 14), horaire des repas (41, 7). On peut penser que le choix d’un livre à lire intégralement (48, 15-16) fait déjà davantage droit à une certaine diversité, en relation avec la personnalité et la formation du moine. Cette diversité s’accentue encore avec le choix de « pratiques surérogatoires », choix laissé à la discrétion de chacun.

Dans ce contexte, la joie de l’Esprit Saint prend une autre dimension que la simple joie libre avec laquelle il faut entrer dans ce mouvement d’ascèse. La joie de l’Esprit Saint, c’est aussi et d’abord la joie dans la communion. Elle laisse place à une éventuelle émulation dans la ferveur, elle exclut toute comparaison et rivalité. Elle peut susciter l’admiration, elle exclut la jalousie. Elle accueille dans l’humilité, elle fait fuir l’orgueil.

Là où les frères pourraient « s’enorgueillir de leur bonne observance « (cfr Prol. 29), là même où le moine se décide le plus personnellement à engager ceci ou cela, la joie de l’Esprit Saint les garde de tout individualisme mal placé. Là même où les frères pourraient s’autoriser de grandes diversités, l’Esprit Saint les garde en communion les uns avec les autres.

Dans la joie de l’Esprit Saint, dans la joie de la relation, dans la joie de la communion, dans la joie de l’Eglise, dans la joie de Pâques.

(RB 49, 7) QU’IL ATTENDE LA PÂQUE

 

7 Il attendra la sainte Pâque avec la joie du désir spirituel.

Nous ne sommes pas ici dans le simple décompte des quarante jours dont est fait le Carême. Si la vie du moine devrait être en tout temps celle du carême, cela s’applique ici aussi. Attendre la Pâque, c’est ce que le moine devrait faire toute sa vie, sans négligence aucune. Attendre la Pâque n’est pas une affaire de saison, c’est l’affaire de toute une vie.

Saint Benoît situe d’ailleurs cet exercice dans la liste des instruments des bonnes œuvres (4, 46), liste quotidienne s’il en est. Il insère ainsi la trame pascale dans la vie de tous les jours, il fait de la vie de tous les jours le lieu de déploiement du désir pascal.

Pâques ne fait donc pas que clôturer une période liturgique. Attendre la Pâque, c’est se relier au formidable torrent de désir qui a lancé Dieu sur les chemins de l’humanité, qui lui a fait épouser ses grandeurs comme ses faiblesses, ses lenteurs comme ses impatiences, ses opacités comme ses lumières, sa mort comme sa vie. Attendre la Pâque, c’est se laisser porter par l’Esprit qui a conduit Jésus du désert à la croix et de la mort à la vie dans le cœur du Père. Ce fleuve ne régresse pas, il ne connaît pas le reflux. Il ne peut que se jeter dans la communion de Dieu.

(RB 49, 8-9) APPROBATION ET PRIÈRE

 

8Chacun cependant soumettra à son abbé ce qu’il se propose d’offrir à Dieu et n’agira qu’avec sa prière et son approbation : 9car tout ce qui se fait sans la permission du père spirituel sera imputé à présomption et à vaine gloire, non à mérite.

A la fin de son exhortation sur le carême, saint Benoît introduit le dialogue entre le moine et son père spirituel. Dialogue où il n’est pas seulement question d’une nécessaire approbation, mais où il est fait appel à la prière de l’abbé.

La relation d’obéissance se double ici d’une relation quasi liturgique. Le disciple ne fait pas que se soumettre au jugement de l’abbé, il se soumet aussi au contexte de sa prière, qui va l’entourer, l’accompagner et le soutenir tout au long des jours du carême.

Si l’obéissance du disciple vient à manquer, c’est la porte ouverte à la vaine gloire. Mais si la prière du père spirituel vient à manquer ? C’est la sécheresse sans doute qui s’annonce, le tarissement rapide de la source.

Période par excellence du moine et de la vie monastique, tout autant que de la vie chrétienne, le carême ne peut pas se vivre en dehors d’une relation où chacun apporte du sien et fertilise l’autre. Le carême ne peut pas se vivre en dehors de l’amour.

(RB 50) MOINE PARTOUT ET EN TOUT TEMPS

 

1Les frères qui travaillent fort loin et qui ne peuvent revenir à l’oratoire aux heures voulues 2l’abbé ayant jugé qu’il en est bien ainsi 3accompliront l’Œuvre de Dieu sur place et à genoux, avec le respect dû à Dieu. 4De même, ceux qui sont envoyés en voyage ne laisseront point passer les Heures prescrites; ils les diront comme ils pourront, en leur particulier, et ne négligeront pas de s’acquitter de ce devoir de leur service.

Le moine reste moine partout. Il emporte partout avec lui les exigences de sa vocation. Il doit y répondre partout et en tout temps. La priorité de l’Office divin doit donc marquer sa journée, qu’il soit au monastère ou en voyage.

Une fois rappelée cette exigence radicale, saint Benoît est loin d’imposer une uniformité dans la manière de célébrer l’Office, loin de transporter le cadre du monastère et ses contraintes. « Comme ils pourront » écrit-il, laissant à l’initiative du moine le soin d’organiser lui-même la célébration à assurer.

Ici comme ailleurs, saint Benoît ne transige pas sur ce qu’il considère comme essentiel, il ne se crispe pas sur la forme à lui donner. « Comme ils pourront ». Ce n’est pas le laisser-faire, ni la pente vers la médiocrité, ni l’indifférence. C’est la confiance et l’appel à la responsabilité. Parfois, c’est une véritable ascèse. Le moine est invité à ne pas s’y soustraire.

(RB 51) L’IMPORTANCE D’ÊTRE LÀ

 

1Le frère qui est envoyé à l’extérieur pour une affaire quelconque et espère rentrer le même jour au monastère ne se permettra pas de manger au dehors, même s’il est invité instamment par qui que ce soit 2à moins, bien entendu, que l’abbé ne l’ait autorisé; 3à défaut de quoi, ce frère sera excommunié.

S’absenter d’un repas sans autorisation est considéré par saint Benoît comme une forme d’auto-excommunication. Le frère se coupe d’un moment important et très significatif de la vie communautaire. C’est bien pourquoi saint Benoît décrète la peine de l’excommunication. Il ne fait en réalité que constater une situation déjà créée, il ne fait que lui donner son nom.

Saint Benoît serait-il ainsi plus sévère pour le repas que pour l’Office divin ? Arriver en retard à l’Office, voire s’en absenter, n’entraîne pas l’excommunication : au contraire, le frère est invité à ne pas rester au dehors, même s’il doit occuper une place plus particulière.

Saint Benoît montre, en tout cas, l’importance qu’il attache au fait même de la présence à table. Sans radicalisme outrancier (s’il a prévu de rentrer le même jour…sauf autorisation de l’abbé…), il affirme et laisse entendre qu’il ne transigera pas. S’asseoir à une même table n’est pas un geste indifférent, s’en exclure ne l’est pas davantage. Il y a un banquet de la vie qui se nourrit de cette présence.

(RB 52, 4) PRIER

 

4 Si un moine veut faire discrètement oraison, qu’il entre simplement et qu’il prie : non pas avec des éclats de voix, mais avec larmes et ferveur du coeur.

La prière est un des lieux privilégiés où nous répondons à la question : qui est-ce qui agit en moi ? quel est celui que je laisse agir en moi ? C’est même la première question à laisser venir quand on décide de prendre le temps de prier. C’est le moment où l’on constate qu’il y a bien des choses, des soucis, des paroles qui viennent occuper une place, que pourtant nous voudrions tout entière à Dieu.

Avant d’être une adresse en vue d’obtenir ceci ou cela, la prière est ce désir de présence à Dieu, cette ouverture à la présence de Dieu en nous. Elle ne se fait pas immédiatement : il y faut de la fidélité, de la persévérance, du courage, et aussi l’abandon à la grâce de l’Esprit Saint.

Tout cela peut paraître trop simple. Mais comment montrer concrètement à Dieu que je souhaite le voir m’envahir, si je ne lui donne pas du temps, de l’espace, de l’ouverture. Le désert fait partie des rendez-vous privilégiés de Dieu pour s’y manifester. Il ne faut pas en avoir peur. Désert et vide ne sont pas la même chose. Dieu n’a pas besoin du vide pour se manifester en nous, pour pouvoir être en nous. Il a besoin de nous.

(RB 52, 1-4) QU’IL ENTRE ET QU’IL PRIE (1)

 

1L’oratoire sera ce que signifie son nom. On n’y fera et on n’y déposera rien d’étranger à sa destination. 2Après l’Œuvre de Dieu, tous les frères sortiront dans un profond silence, et ils auront pour Dieu la révérence qui lui est due; 3de la sorte, si peut-être un frère veut y prier en particulier, il n’en sera pas empêché par l’importunité d’autrui. 4D’ailleurs, si, à d’autres moments, un moine veut faire discrètement oraison, qu’il entre simplement et qu’il prie: non pas avec des éclats de voix, mais avec larmes et ferveur du cœur.

Entrer. Passer la porte. Pénétrer dans l’oratoire. Laisser au seuil tout ce qui n’est pas ce que dit son nom, tout ce qui est étranger au lieu de la prière. Devant le buisson ardent, Moïse avait dû se déchausser, inaugurant en quelque sorte la démarche d’entrer dans la prière.

Qu’il entre. Un commandemant ? un ordre ? une invitation ? une suggestion ? Peut-être plutôt le conseil fraternel d’un homme de longue expérience, qui sait qu’il faut commencer par le commencement. La prière suppose l’intériorité, qui suppose elle-même qu’on soit entré.

Entrer. non pas en oubliant tout, mais en laissant là tout ce qui ne sera pas en mesure de signifier le nom de la prière, tout ce qui la maintiendrait à distance, tout ce qui ne lui permettrait pas d’approcher le coeur du moine, de le remplir de la prière qu’il vient chercher.

Entrer en laissant là les éclats de voix, l’absence de ferveur, c’est-à-àdire l’absence du véritable désir de prier. Commencer par le commencement, dit saint Benoît : le commencement de la prière, c’est conjointement le silence et le désir de prier.

Qu’il entre, qu’il se baigne de silence, qu’il se laisse envahir du désir de prier.

(RB 52, 1-4) QU’IL ENTRE ET QU’IL PRIE (2)

 

1L’oratoire sera ce que signifie son nom. On n’y fera et on n’y déposera rien d’étranger à sa destination. 2Après l’Œuvre de Dieu, tous les frères sortiront dans un profond silence, et ils auront pour Dieu la révérence qui lui est due; 3de la sorte, si peut-être un frère veut y prier en particulier, il n’en sera pas empêché par l’importunité d’autrui. 4D’ailleurs, si, à d’autres moments, un moine veut faire discrètement oraison, qu’il entre simplement et qu’il prie: non pas avec des éclats de voix, mais avec larmes et ferveur du cœur. 5A qui ne se conduirait pas ainsi, on ne permettra donc pas de demeurer à l’oratoire après l’Œuvre de Dieu, de peur, comme il a été dit, qu’il ne gêne autrui.

La recommandation de saint Benoît a la saveur de la simplicité. Elle est énoncée le plus naturellement du monde, comme quelque chose qui va de soi : qu’il entre et qu’il prie. Ainsi la vraie prière doit comme couler de source, quasi sans aucun effort. Comme coule de source tout ce dont l’amour est la source.

Qu’il entre et qu’il prie.

Qu’il se rappelle le Christ, seul au désert, affronté au Tentateur. Qu’il se rappelle le Christ, fuyant la clameur de la foule qu’il vient de nourrir, se retirant, seul, pour prier. Qu’il se rappelle le Christ, chassant les pleureuses et leurs cris inutiles, restant seul pour redonner la vie. Qu’il se rappelle le Christ, s’écartant des disciples incapables de veiller, pour s’accorder lui-même radicalement à la volonté de son père. Qu’il se rappelle le silence du tombeau vide et le Christ ressuscité, plus silencieux encore, au point de n’être parfois pas reconnu.

Qu’il prie, dans cet oratoire devenu pour lui chacun de ces lieux où le Christ a fait silence. Qu’il rejoigne lui-même ce silence qui s’est établi dans le Christ, puisqu’il lui faut désormais ne rien signifier d’autre, ne rien faire qui soit en mesure de donner un autre nom à ce lieu de Dieu, à ce lieu où on découvre ce que c’est que prier.

Qu’il entre. Peut-être ne se découvrira-t-il pas la force de prier ainsi. Qu’il se rappelle le Christ, silencieux toujours, lavant les pieds de ses disciples, passant de l’un à l’autre, sans rien dire, avant d’en dévoiler le sens profond.

Qu’il sorte alors, sans rien dire, soucieux d’aimer ainsi son prochain, soucieux de lui procurer le silence qu’il est venu chercher. “Ce que vous avez fait au moindre des miens, c’est à moi que vous l’avez fait.”

(RB 53, 1-7) RECEVOIR, DONNER

 

1Tous les hôtes qui arrivent seront reçus comme le Christ, car lui-même doit dire un jour: “J’ai demandé l’hospitalité et vous m’avez reçu.” (Mt 25,35) 2A tous on témoignera l’honneur qui leur est dû, surtout aux proches dans la foi et aux pèlerins. (Ga 6,10) 3Dès qu’un hôte aura été annoncé, le supérieur et les frères se hâteront au-devant de lui avec toutes les marques de la charité. 4Après avoir fait la prière ensemble, on échangera la paix. 5Ce baiser de paix ne se donnera qu’après la prière, pour déjouer les artifices du démon. 6Dans ce salut, on témoignera à tous les hôtes une profonde humilité et, soit à leur arrivée, soit à leur départ, 7c’est par une inclination de tête ou une prostration du corps qu’on adorera en eux le Christ même qu’on reçoit.

Si je reçois un cadeau, une lettre, de l’or, je ne donne évidemment pas. Si je reçois chez moi un invité, je donne. Si je reçois un hôte au nom du Christ, je donne et je reçois. Dans la langue française tout au moins, le verbe « recevoir » connaît ainsi de subtiles variations de sens susceptibles d’enrichir la lecture de ce chapitre.

Les hôtes seront reçus comme le Christ. D’emblée, un accueil ainsi qualifié exclut toute forme de paternalisme. Si le Christ vient à moi, c’est bien pour me partager quelque chose de lui-même, pour me dire une parole sur son père, sur Dieu. Aussi le premier lieu d’accueil est la prière, là où il a dit qu’il se tiendrait au milieu de nous, son lieu naturel, pourrait-on ajouter.

Si le Christ vient à moi, c’est aussi pour recevoir de moi cette « humanité » qu’il est venu chercher lorsque, Verbe, il s’est fait chair. Toutes les marques de la charité, la paix, l’humilité, autant de manifestations qui viennent enrichir l’humanité du Christ, toujours en attente d’un accroissement.

Qui me reçoit, reçoit Celui qui m’a envoyé. Qui me reçoit, donne à Celui qui m’a envoyé.

(RB 54) APPRENDRE À RECEVOIR

 

1Il n’est pas licite à un moine, sans autorisation de l’abbé, de recevoir, ni de ses parents ni de qui que ce soit, ni même entre eux, des lettres, des cadeaux, ou de petits présents quelconques, et pas davantage d’en donner.

2Si les parents lui envoient quelque chose, il n’aura pas la hardiesse de le recevoir avant d’en avertir l’abbé. 3Celui-ci, s’il permet d’accepter l’objet, pourra le donner à qui lui plaira. (Ep 4,27 ; 1 Tm 5,14) 4Le frère à qui on l’avait envoyé, ne s’en attristera pas, de peur de donner au diable une chance. 5Celui qui enfreindra cette règle sera puni des peines régulières.

Nous savons peu recevoir sans accaparer. Nous savons peu ouvrir les mains sans les refermer immédiatement. Ecouter, comme saint Benoît y invite au début de sa règle, c’est se mettre dans l’attitude de recevoir. Mais je ne suis pas seul à percevoir le son qui me parvient à l’oreille, sauf à le détourner à mon seul profit, au prix de multiples accaparements technologiques et autres.

Saint Benoît n’exclut pas la possibilité de recevoir, mais il développe une pédagogie de l’attitude et du geste. Pas plus que la parole entendue n’appartient qu’à moi seul, le cadeau reçu ne fait de moi un propriétaire. Plutôt que me fermer sur l’objet reçu, le cadeau doit m’ouvrir à la disponibilité. Ce qui est la meilleure manière de pouvoir le garder pour moi.

Ne pas donner une chance au diable, supplie saint Benoît. Une manière de dire : donner toutes ses chances à Dieu.

(RB 55) LE VÊTEMENT DU MOINE

 

1Pour les habits à donner aux frères, on aura égard aux conditions et au climat des lieux qu’ils habitent. 2Il leur en faut davantage dans les régions froides et moins dans les pays chauds. 3C’est à l’abbé d’apprécier cette différence. 4Nous estimons toutefois que, dans les endroits tempérés, une coule et une tunique suffisent pour chaque moine: 5coule velue en hiver, en été légère et usagée; avec cela, 6un scapulaire pour le travail; pour couvrir les pieds, des bas et des souliers.

7Les moines ne se mettront pas en peine de la couleur ou de la grossièreté de ces divers objets. Ils se contenteront de ce qu’on pourra trouver au pays qu’ils habitent ou se procurer à meilleur marché.

8Quant à la mesure des habits, l’abbé veillera à ce qu’ils ne soient pas trop courts mais à la taille de chacun. 9Lorsqu’on en recevra de neufs, on rendra toujours et immédiatement les vieux qui seront déposés au vestiaire pour les pauvres. 10Il suffit, en effet, à un moine d’avoir deux tuniques et deux coules pour en changer la nuit, et pour pouvoir les laver. 11Tout ce qu’on pourrait avoir en plus est superflu et doit être retranché. 12Les frères rendront également les vieilles chaussures et tout ce qui est usé, lorsqu’ils recevront du neuf.

13Ceux qui sont en voyage recevront du vestiaire des caleçons; à leur retour, ils les restitueront, après les avoir lavés. 14Les coules et tuniques seront un peu meilleures que celles qu’ils portent d’habitude. Reçues du vestiaire au départ, elles y seront remises à la rentrée.

15Les lits auront pour toute garniture une paillasse, un drap, une couverture de laine et un oreiller. 16L’abbé fera souvent la visite de ces lits, de crainte qu’il ne s’y trouve quelque objet qu’on se serait approprié. 17Et si l’on découvrait dans la couche d’un frère quelque chose qu’il n’eût pas reçu de l’abbé, il serait soumis à une très grave punition. 18Et pour couper jusqu’à la racine ce vice de la propriété, l’abbé donnera tout ce qui est nécessaire, 19à savoir coule, tunique, souliers, bas, ceinture, couteau, stylet, aiguille, mouchoir, tablettes. De cette façon, on ôte toute excuse tirée de la nécessité.

20L’abbé cependant doit toujours tenir compte de cette parole des Actes des Apôtres: “On donnait à chacun selon ses besoins.” (Ac 4,35) 21Il aura donc égard aux besoins des faibles et non à la mauvaise disposition des envieux. 22Mais qu’en toutes ses décisions, il se souvienne que Dieu lui rendra selon ses œuvres.

Ce chapitre sur l’habit est pour saint Benoît l’occasion de rappeler un certain nombre de choses auxquelles il tient pour les moines.

Pas de mauvais radicalisme, mais le sens de la mesure : avoir égard aux conditions.

Ne pas aller chercher au loin ce qu’on peut trouver tout près, là où on habite. Cela ne vaut pas seulement pour l’habit.

Adapter les choses à la mesure de chacun. Pas seulement pour la longueur des vêtements, mais aussi pour ce dont chacun peut avoir besoin.

Prendre soin de ce qu’on a. Garder et rendre les choses en l’état où on les reçoit. Cela vaut bien au-delà de l’habit. C’est le rappel de notre responsabilité vis-à-vis de tout ce que nous recevons, à commencer par nous-mêmes.

Reconnaître qu’il y a des choses dont nous avons besoin. Accepter de les recevoir, même si on a besoin de beaucoup. Ne pas faire semblant qu’on n’a besoin de rien et cacher ce qu’on a.

En toutes choses, se souvenir de Dieu.

(RB 55, 18-20) TOUT RECEVOIR ET RESTER PAUVRE

 

18Et pour couper jusqu’à la racine ce vice de la propriété, l’abbé donnera tout ce qui est nécessaire, 19à savoir coule, tunique, souliers, bas, ceinture, couteau, stylet, aiguille, mouchoir, tablettes. De cette façon, on ôte toute excuse tirée de la nécessité. 20L’abbé cependant doit toujours tenir compte de cette parole des Actes des Apôtres: “On donnait à chacun selon ses besoins.” (Ac 4,35)

Saint Benoît s’est beaucoup préoccupé de l’avoir des moines. Pour dire qu’aucun ne doit avoir quoi que ce soit en propriété, pour affirmer que personne ne doit manquer de quoi que ce soit, pour rappeler enfin que les besoins de l’un ne sont pas les besoins de l’autre.

Il laisse ainsi entendre que la pauvreté ne se définit ni ne se mesure pas seulement au manque, mais qu’il y a aussi une pauvreté dans l’excès, l’esclusivité, le sectarisme. Si je suis propriétaire, j’exclus le droit de l’autre, je m’appauvris de l’usage qu’il peut faire du bien que j’utilise. En réalité, je me fragilise, je manque de ce supplément que l’autre représente et m’apporte.

Rien de plus fragile qu’un système tout fait, unitaire. Rien de plus fragile qu’un moine propriétaire. Saint Benoît le sait bien qui fait au moine presque une obligation de ne manquer de rien. Pour enlever toute excuse, dit-il, pour casser toute velléité de sectarisme, pour persuader le moine qu’il vit d’autant mieux qu’il se fait nombreux, ouvert aux vues que l’autre a sur le même bien, riche de ce qu’il accepte de perdre, comblé de ce qu’il aime partager. Pauvre.

(RB 56) L’ABBÉ, ACCUEILLANT ET ACCUEILLI

 

1L’abbé prendra toujours ses repas avec les hôtes et les pèlerins. 2Quand les hôtes seront moins nombreux, il pourra appeler à sa table ceux des frères qu’il voudra. 3Toutefois il laissera toujours avec les frères un ou deux anciens pour le bon ordre de la discipline.

Saint Benoît prévoit que l’abbé prenne ses repas avec les hôtes et les pèlerins. Il prévoit également que la cuisine de l’abbé et des hôtes se fasse à part (53, 16). En se trouvant à la même table qu’hôtes et pèlerins, l’abbé montre concrètement que l’accueil se pratique au nom de toute la communauté qu’il représente ; donc, accueillant. Il se montre également du côté de ceux qui sont reçus, partageant leur condition ; donc accueilli. Accueillant au nom du Christ, accueilli au nom du Christ qu’on voit en lui. Hôte, dans les deux sens que lui donne la langue française : celui qui reçoit, celui qui est reçu.

Etre appelé à la table de l’abbé n’est pas un honneur pour les frères. C’est une invitation à être soi-même hôte, accueillant envers les personnes qui se présentent à la porte du monastère, mais se considérant aussi comme accueilli en tant que pèlerin, proche dans la foi. Hôte avec l’abbé, hôte avec les hôtes.

Cela ne justifie jamais le désordre. Celui-ci ne vient que sur un sentiment d’abandon, de négligence dans l’attention apportée à chacun. C’est encore et toujours par amour de sa communauté que l’abbé doit assurer, auprès des frères, une présence qui prolonge la sienne, en quelque sorte, qui en prolonge la qualité et la chaleur, qui prolonge la présence du Christ.

(RB 58, 17-18) LA PROMESSE DU MOINE (1)

 

17Avant d’être reçu, il promettra donc publiquement, dans l’oratoire, stabilité, vie religieuse et obéissance 18en la présence de Dieu et de ses saints.

Stabilité. Enracinement dans une communauté bien précise, dont on accepte de partager l’histoire et les projets. Elle s’appuie sur la durée, la persévérance, la volonté de tenir. Elle suppose un véritable amour : celui du lieu, des personnes qui le composent, celui de la présence, celui du lien qui en fait un unique faisceau.

Obéissance. A sa base, il y a l’écoute. Se dessaisir de toute envie de filtrer le message qui nous est adressé. Comprendre que le dit message n’a pas seulement une forme orale, n’émane pas uniquement de l’abbé. Ils s’obéiront aussi les uns aux autres, dit saint Benoît (RB 71, 1). Et encore, savoir que l’amour a raison des choses impossibles (RB 68).

Se convertir. La démarche englobe le tout de la vie du moine. Opérer cette inversion radicale qui fait tout voir du point de vue de Dieu, comme lui l’a voulu. Se perdre pour se gagner, s’abaisser pour s’élever, mourir pour ressusciter.

Tel est l’engagement du moine.

(RB 58, 17-18) LA PROMESSE DU MOINE (2)

 

17Avant d’être reçu, il promettra donc publiquement, dans l’oratoire, stabilité, vie religieuse et obéissance 18en la présence de Dieu et de ses saints.

Stabilité. Peut-on s’engager à durer sans crainte de s’user ? Peut-on concevoir de ne pas être bouleversé par tous les inévitables changements que comporte une vie ? Ne serait-ce que le passage de la jeunesse à l’âge mûr, de l’âge adulte à celui de la vieillesse ? Où trouver ce que la durée ne peut pas user, qui n’a pas de fin, qui peut-être n’a pas non plus de commencement ?

Obéissance. Peut-on lier sa liberté au bon vouloir d’un autre ? Un homme aurait-il le droit d’abandonner à un autre le soin de décider de son destin ? Où trouver alors la relation qui n’exploite pas, la soumission qui n’écrase pas, l’abandon qui ne démissionne pas ? Où trouver le vis-à-vis qui respecte, qui épanouit, qui libère ?

Vie religieuse. Conversion. Est-ce possible de changer radicalement ? Peut-on procéder à une telle refonte de soi-même, sans cesser d’être qui on est ? Où trouver le moteur d’une telle transformation ?

Où, sinon dans l’amour tellement bien chanté par saint Paul ? Généreux, prévenant, ne faisant pas de zèle intempestif, sans vantardise, ne cherchant pas son intérêt, trouvant son plaisir dans la vérité, supportant tout, se fiant à tout, résistant à tout. Ne cessant jamais.

(BR 61, 1-3) MOINE PÈLERIN ?

 

1Si un moine étranger vient d’une région lointaine et veut demeurer, comme hôte, dans le monastère, on le recevra autant de temps qu’il le désire, 2pourvu qu’il se contente de la vie qu’on y mène, et ne trouble pas la communauté par ses vaines exigences, 3mais simplement s’accommode de ce qu’il trouve.

Quand il parle des hôtes à accueillir (53, 2 ; 56, 1), saint Benoît distingue toujours, parmi eux, les pèlerins (peregrini). Il reprend le terme lorsqu’il parle des moines demandant à séjourner au monastère (61,1). Pourquoi cette attention particulière accordée à celui qui pratique la « pérégrination », à ne pas confondre avec les gyrovagues à qui saint Benoît a réservé des jugements sévères (1, 10-12) ?

Même en français, la syllabe egri conduit facilement à agri et à agriculture. Le pèlerin pérégrine d’un champ à l’autre, d’une terre à l’autre. Il ambitionne de dire ainsi que la Terre sainte n’est pas ou n’est plus celle où je suis né, où mes ancêtres ont été inhumés. Elle est ailleurs et le pèlerin en témoigne. Il marche vers cet ailleurs, il s’ouvre ainsi à l’autre Terre, à l’Autre, tout simplement.

S’il mérite une place particulière dans l’accueil à réserver, c’est en raison du message qu’il laisse ainsi. Au moine qui a promis la stabilité, il rappelle que « nous n’avons pas ici-bas de cité permanente » (He 13, 14), il fait voir un « ailleurs » radical sur lequel le moine doit fixer son regard, alors même qu’il a choisi de se fixer au cœur d’une communauté. Heureux rappel du véritable « ici » : la Jérusalem céleste. Comment ne pas l’accueillir ?

(RB 61, 1-4) ECOUTER L’ÉTRANGER QUI PARLE

 

1Si un moine étranger vient d’une région lointaine et veut demeurer, comme hôte, dans le monastère, on le recevra autant de temps qu’il le désire, 2pourvu qu’il se contente de la vie qu’on y mène, et ne trouble pas la communauté par ses vaines exigences, 3mais simplement s’accommode de ce qu’il trouve.

4Si ce moine venait à reprendre ou à remontrer quelque chose, et qu’il le fît avec raison et avec l’humilité de la charité, l’abbé examinera l’avertissement avec prudence; car c’est peut-être pour cela même que le Seigneur l’a conduit ici.

Dans la langue française, le mot hôte a les deux sens : celui qui reçoit, celui qui est reçu, celui qui donne, celui à qui il est donné. Au masculin en tout cas, puisque l’hôtesse est toujours la femme qui reçoit, qui accueille. La même signification symétrique se retrouve dans le verbe recevoir. Si je reçois de l’argent ou de l’or, je ne donne pas. Si je reçois chez moi un invité, je donne.

Sans recourir à cette analyse linguistique, saint Benoît demande d’être attentif à ce double aspect de l’hospitalité. Celui qui est reçu comme hôte, donc qui reçoit l’hospitalité, peut aussi être celui qui donne, qui a quelque chose à donner. L’hôte reçu au nom du Christ peut aussi être le Christ qui a une parole à dire. Il faut donc l’écouter avec prudence et discernement.

Il y a ici plus que de la délicatesse. C’est une authentique conviction que Dieu peut parler à travers toute personne, toute circonstance, tout « imprévu », voire tout « inconnu ». C’est une forme de cette vigilance continuelle tellement demandée aux moines.

(RB 64, 7-10) INSTRUIT ET MISÉRICORDIEUX

 

7L’abbé, une fois établi, pensera sans cesse à la nature du fardeau qu’il a reçu, et à Celui à qui il devra rendre compte de son administration. 8Qu’il sache qu’il lui faut aider bien plus que régir. 9Il doit donc être docte dans la loi divine, afin de savoir et d’avoir où puiser les leçons anciennes et nouvelles. Qu’il soit chaste, sobre, miséricordieux; 10que toujours il préfère la miséricorde à la justice, afin d’obtenir pour lui-même un traitement semblable.

Instruit. Non pas savant, érudit, mais docte dans la loi divine, imprégné de la richesse contenue dans l’Ecriture, connaisseur de la tradition qui l’a portée et qui la porte encore aujourd’hui.

Miséricordieux. Ouvert, si on peut le dire ainsi, au problème du mal, sachant que la faiblesse existe, tout comme le péché, l’injustice, le désordre, la fragilité, la souffrance. Donc préparé à rencontrer tous ces écarts, se souvenant qu’il les rencontrera d’abord en lui-même, « il aura toujours devant les yeux sa propre faiblesse » (64, 13).

« Reçois volontiers l’enseignement d’un si bon père » (Prol. 1). Il s’agit bien d’engendrer quelqu’un à la vie monastique, et le moine à engendrer l’est par la rencontre de la science et de la pitié, de l’instruction et de la miséricorde. En effet, sans l’instruction, précise, sans la doctrine, claire, la miséricorde serait vite irrationnelle, floue ; mais sans la miséricorde, chaleureuse, sans la pitié, compréhensive, la doctrine serait vite rigide, déraisonnable. Il s’agit bien de la même source, unique et authentique, dont la fécondité a deux formes, deux visages. L’excellence de la doctrine est alors atteinte dans la connaissance de la faiblesse et de la fragilité.

Docte dans la loi divine, cela veut dire aussi à la recherche des sources, des racines, des fondations. La miséricorde fait ainsi toucher le point où la puissance touche à la faiblesse, où Dieu lui-même touche à l’incarnation, où l’abbé « tient la place du Christ dans le monastère » (2, 2). L’âme du moine attend là celui qui devra « en rendre compte « 2, 37).

(RB 64, 9) DU NEUF ET DE L’ANCIEN

 

9Il (l’abbé) doit donc être docte dans la loi divine, afin de savoir et d’avoir où puiser les leçons anciennes et nouvelles.

Du neuf et de l’ancien. A égale distance des deux, voici donc le moine à instruire, à engendrer, pourrait-on dire. Voici l’abbé appelé à faire preuve d’un talent de « relieur ». Ce qui a le mieux fait ses preuves est à joindre à ce qui est encore en espérance. Ce qui est déjà accompli est à relier à ce qui doit l’être encore. Ce qui est derrière est à relier à ce qui est devant. Voici donc le moine qui peut encore saisir ce qui est en espérance, désireux sans doute d’y ajouter encore en intensité. L’abbé doit lui montrer la seule figure capable de mêler ainsi le passé et la vie, l’apaisé et le frémissant, le mortel et ce qui ne finit pas.

Pour réussir un tel court-circuit, il faut que l’abbé disparaisse. Plus exactement qu’il cède à celui dont il tient la place dans le monastère, qu’il se laisse allumer et brûler par lui. Ainsi, parlant en langue de feu, comme l’Esprit au matin de la Pentecôte, il deviendra lui-même ce feu dont le message est assuré de convaincre, le creuset où fusionnent le neuf et l’ancien, devenus inséparables, ne faisant plus qu’un. Le neuf et l’ancien devenus l’œuvre indissoluble du feu de l’amour.

(RB 64, 17-19) ETABLIR UN CLIMAT TEMPÉRÉ

 

17Dans ses commandements, il sera prévoyant et circonspect. Dans les tâches qu’il distribuera, soit qu’il s’agisse des choses de Dieu, soit de celles du monde, il se conduira avec discernement et modération, 18et se rappellera la discrétion du saint patriarche Jacob, qui disait: “Si je fatigue mes troupeaux en les faisant trop marcher, ils périront tous en un jour.” (Gn 33,13)

19Imitant donc cet exemple et d’autres semblables de la discrétion, cette mère des vertus, qu’il tempère tellement toutes choses que les forts désirent faire davantage et que les faibles ne se dérobent pas.

Le climat d’un lieu dépend de nombreux facteurs, plus ou moins variables. La température, naturellement, mais aussi l’altitude, le relief, l’humidité, la flore et la faune. Que, par exemple, la température se modifie sensiblement, c’est tout le climat et ses variables qui s’en ressentent, dans un sens ou dans l’autre.

Dans sa communauté, l’abbé est le responsable de cette sorte d’équilibre que nous appelons le climat tempéré, pour évoquer celui des pays où tout se rencontre : le tiède et le frais, le sec et l’humide, le calme et le venteux, la flore et la faune en grand nombre. Equilibre délicat et fécond, qui suppose un soleil qui ne soit ni trop envahissant, sous peine d’engendrer le désert, ni trop absent, sous peine d’amener la banquise.

Tempérer pour que puissent exister en un même lieu les forts, libres d’en vouloir davantage, et les faibles, invités à aller au-delà d’eux-mêmes. Ainsi l’abbé est appelé à être ce soleil, généreux sans tout assécher, retenu sans tout frigorifier. Tempéré, comme la gamme dont le tempérament ouvre la porte à chaque tonalité et autorise le passage de l’une à l’autre. Ainsi encore l’abbé, invité à faire en sorte que chaque tonalité puisse se faire entendre dans la communauté et s’harmoniser avec les autres. Exercice difficile que de s’accommoder ainsi aux caractères d’un grand nombre (2, 31).

(RB 66, 3-4) ETRE ACCUEILLI DÈS LE SEUIL

 

3 Aussitôt qu’on aura frappé ou qu’un pauvre aura appelé, il lui répondra Deo gratias ou Benedic4 Puis, avec toute la mansuétude que donne la crainte de Dieu, il s’empressera de donner réponse avec une charité fervente.

Comme toute porte d’entrée, tout lieu d’accueil, la porterie du monastère est le sas qui permet de quitter le monde d’où je viens et de pénétrer dans le monde vers lequel je me dirige. On perd les repères du premier, on espère acquérir les repères du second. Il est donc important d’être accueilli, pour conjurer l’éventuelle angoisse devant le vide et l’inconnu.

S’entendre dire Deo gratias (équivalent de Dieu soit loué) ou Benedic (souhait de bénédiction), c’est entendre une invitation à se laisser mettre dans le contexte. L’arrivant, tout inconnu qu’il soit, est un signe de la présence de Dieu. Il est accueilli comme tel. On rend grâces parce qu’il est là, on bénit la source de bénédiction qui se présente sous la forme de l’arrivant.

Lu ici le premier jour de l’an, ce chapitre a de quoi éclairer et nourrir les innombrables souhaits qui s’échangent à cette époque. Nous quittons une année pour entre dans une autre, un monde encore inconnu. Il faudra y reconnaître le signe de la présence de Dieu. Se mettre dès le début dans le climat d’action de grâces et de bénédiction, c’est accueillir celui qui vient, si inconnu soit-il. C’est s’empresser de lui donner réponse avec une charité fervente.

(RB 66, 6-7) PAS DE DISPERSION

 

6 Le monastère doit, autant que possible, être disposé de telle sorte que l’on y trouve tout le nécessaire: de l’eau, un moulin, un jardin et des ateliers pour qu’on puisse pratiquer les divers métiers à l’intérieur de la clôture. De la sorte les moines n’auront pas besoin de se disperser au dehors, ce qui n’est pas du tout avantageux pour leurs âmes.

C’est le seul endroit de la règle où saint Benoît semble s’être préoccupé des dimensions du monastère. La clôture doit être telle qu’elle puisse contenir moulin, jardin, ateliers. Autant que possible : le propos est nuancé et nous évite une lecture trop rigide.

Pareille “fermeture” est aujourd’hui source de difficultés. Clôture et fermeture évoquent la stérilité, l’étroitesse, tandis qu’ouverture est un mot porteur de haute valeur ajoutée, presque magique. L’important est dès lors de s’attacher à ce qu’a voulu saint Benoît : éviter la dispersion, chercher ce qui est avantageux pour l’âme, permettre au moine de “demeurer fixé au plus intime de soi-même” (Grégoire le Grand).

Le monastère doit être tel qu’il permette au moine d’atteindre pareille stabilité. La communauté des frères doit être telle que chacun y trouve de quoi nourrir et exercer ce délicat métier qu’est la recherche de Dieu. Elle est l’atelier où se pratiquent les instruments des bonnes oeuvres. Elle est le jardin où éclosent les fines fleurs de la charité. Elle est l’enceinte, clôturée seulement par les liens de l’amour.

(RB 68) UNE CHOSE IMPOSSIBLE ?

 

1Si l’on enjoint à un frère des choses difficiles ou impossibles, il recevra en toute mansuétude et obéissance le commandement qui lui est fait. 2Cependant, s’il estime que le poids du fardeau dépasse entièrement la mesure de ses forces, il représentera au supérieur les raisons de son impuissance, avec patience et à propos, 3sans témoigner ni orgueil, ni résistance, ni contradiction. 4Que si après cette représentation le supérieur maintenait son ordre, l’inférieur se persuadera que la chose lui est avantageuse, 5et il obéira par amour, en mettant sa confiance dans l’aide de Dieu.

La chose est impossible. Mais qui oserait décréter l’impossibilité ? Il ne ferait que dire ce qui lui est impossible – à lui ! Et c’est un peu ce que saint Benoît laisse entendre. C’est le moine qui trouve que la chose lui est impossible. Cependant, il est invité à faire connaître au supérieur les raisons de sa propre impuissance. Des raisons que le moine connaît le mieux, que peut-être il pense être le seul à connaître. Et ce caractère personnel autorise saint Benoît à conseiller la patience, l’à propos, l’absence de récrimination. On se trompe si vite sur soi-même.

Il se peut, en effet, que le champ de vision du moine sur lui-même soit comme rétréci. Il se peut que l’endroit d’où il parle (lui-même) l’empêche d’aller au-delà de ce qu’il voit, de ce qu’il entend, de ce qu’il ressent. Il y faut le regard de quelqu’un d’autre, qui peut-être verra autrement, entendra autrement, jugera autrement.

Qu’il obéisse par amour, demande saint Benoît. Seul l’amour peut ainsi intégrer le regard qu’un autre porte sur moi-même. Seul l’amour peut me faire sortir de ce lieu où je décrète l’impossible. Seul l’amour peut dilater mon coeur et me faire courir sur les chemins de l’impossible ne portant plus son nom. Seul l’amour peut sortir vainqueur de ce combat.

(RB 69) PAS DE LIEN PRIVILÉGIÉ AU MONASTÈRE

 

1Il faut veiller à ce que personne, en aucune circonstance, dans le monastère, ne se permette de défendre un autre moine, ou de lui servir comme de protecteur, 2et cela, quel que soit le degré de parenté qui les unisse. 3Les moines ne se le permettront d’aucune manière, car il peut en résulter de très graves occasions de conflits. 4Si quelqu’un transgresse cette défense, on le punira très sévèrement.

De façon très voilée, saint Benoît laisse entrevoir ici un des ressorts profonds de la vie en communauté. En disant ce qui ne peut pas être, il oblige à poursuivre la réflexion et conduit ainsi à la racine la plus authentique.

Nul ne se permettra d’en défendre un autre. La défense des intérêts, des avantages, des privilèges, relève de la conviction d’appartenir à un groupe. Le moteur n’est pas ici l’amour de la personne en tant que telle, mais en tant qu’elle fait partie d’un groupe (parenté, famille,…). En refusant une telle attitude, saint Benoît laisse entendre, discrètement, mais à qui veut bien l’entendre, que sa communauté n’est pas fondée sur un tel lien d’appartenance.

Si un frère doit être aimé, c’est pour lui-même, pour sa véritable identité, non pour son seul statut de membre du groupe. S’il arrivait qu’un frère doive être défendu, ce ne pourrait être que pour sauvegarder sa personne. Une telle défense suppose tout, sauf la violence, sauf le souci des seuls intérêts d’un groupe, quel qu’il soit. S’il arrivait qu’un frère doive être défendu, ce ne pourrait être que par amour.

(RB 70) PAS DE VIOLENCE AU MONASTÈRE

 

1Il faut éviter dans le monastère toute occasion de présomption: 2aussi ordonnons-nous qu’il ne sera permis à personne d’excommunier ou de frapper l’un de ses frères, à moins qu’il n’en ait reçu pouvoir de l’abbé.

3Ceux qui commettront des fautes seront repris devant tout le monde, afin que les autres en conçoivent de la crainte. (1 Tm 5,20) 4Les enfants, jusqu’à l’âge de quinze ans, seront sous la garde et la surveillance de tous les frères; 5mais cette vigilance s’exercera avec mesure et intelligence. 6Quant à celui qui se permettrait, sans l’ordre de l’abbé, de réprimander d’une façon quelconque des frères plus âgés, ou qui s’emporterait contre des enfants sans discrétion, il serait soumis à la discipline régulière, 7car il est écrit: “Ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, ne le fais pas à autrui.” (Tb 4,16 ; Mt 7,12)

Qu’elle soit physique, verbale, qu’elle prenne encore une autre forme, la violence, dans ce qu’elle a de non contrôlé, n’a pas de place au monastère. Les plus âgés comme les très jeunes constituent une cible terriblement facile. Aussi saint Benoît attire-t-il particulièrement l’attention à leur sujet : il faut être vigilant, mais sans dépasser la mesure et en restant intelligent.

Quand il parle de peine et de punition – et il ne se prive pas de le faire – saint Benoît ne cesse de plaider pour que les choses soient faites intelligemment. Il sait trop que la violence peut se cacher au cœur même de l’innocence, ne demandant qu’à trouver la porte de sortie. Elle ne peut donc être le critère des relations entre frères, sauf à faire perdre la paix aux cœurs.

La violence n’est que la manifestation d’une volonté de puissance. De façon cachée, saint Benoît demande que l’amour soit l’ultime éclat de la toute-puissance. L’amour qui n’écrase pas, qui ne regarde pas de haut, qui ne jalouse pas, qui ne violente pas, qui respecte, qui aime.

(RB 71, 1-5) LE MONASTÈRE N’EST PAS UNE PYRAMIDE

 

1Ce n’est pas seulement à l’abbé que tous les frères doivent rendre le bien de l’obéissance; il faut encore qu’ils s’obéissent les uns aux autres. 2Ils sauront que c’est par cette voie de l’obéissance qu’ils iront à Dieu.

3Plaçant avant tout les ordres de l’abbé et ceux des responsables qu’il a établis ordres auxquels nous ne permettons pas de préférer les directives d’origine privée 4tous les jeunes obéiront pour le reste à leurs anciens, en toute charité et empressement.

5S’il se rencontre quelqu’un qui ait l’esprit de contestation, il sera châtié.

Très clairement, saint Benoît élargit le terrain de l’obéissance bien au-delà de la seule relation du moine et de l’abbé. Il en fait le lien qui unit les uns aux autres les membres de la communauté. Aujourd’hui, on dirait qu’il ne s’en tient pas à une conception pyramidale de la communauté, c’est-à-dire hiérarchique et verticale. Sans renier l’autorité de l’abbé, il voit aussi les choses de façon plus transversale, un peu sous la forme de réseaux dans la communauté.

Les moines découvrent qu’eux aussi doivent administrer le monastère. Ils doivent réaliser qu’il n’y a pas de monopole d’autorité, qu’ils doivent s’appuyer les uns sur les autres pour apprendre et progresser. Eux aussi auront une influence sur le cours des choses, partiellement sans doute et seulement s’ils s’agrègent intelligemment les uns aux autres. Et non pas dans la dépendance du seul bon vouloir d’une autorité supérieure.

Qui ne voit l’accent particulièrement actuel d’une telle vision des choses ? Bien plus, d’une telle vision des hommes, des moines.

(RB 72) LE CHEF-D’OEUVRE DE LA RÈGLE

 

1Il est un mauvais zèle, un zèle amer, qui sépare de Dieu et mène à l’enfer. 2De même, il est un bon zèle qui sépare des vices, et mène à Dieu et à la vie éternelle. 3C’est ce zèle que les moines pratiqueront avec un très ardent amour: 4ils s’honoreront mutuellement avec prévenance; (Rm 12,1) 5ils supporteront avec une très grande patience les infirmités d’autrui, tant physiques que morales; 6ils s’obéiront à l’envi; 7nul ne recherchera ce qu’il juge utile pour soi, mais bien plutôt ce qui l’est pour autrui; 8ils s’accorderont une chaste charité fraternelle; 9ils craindront Dieu avec amour; 10ils aimeront leur abbé avec une charité sincère et humble; 11ils ne préféreront absolument rien au Christ; 12qu’Il nous amène tous ensemble à la vie éternelle!

Au moment où saint Benoît s’apprête à écrire le dernier chapitre de sa règle, pour dire que tout ne s’y trouve pas, il livre comme un testament spirituel. Tout ce qu’il vient de passer en revue, tout ce qu’il désire organiser pour la « puissante catégorie des cénobites » (RB 1, 13), il le synthétise en quelques phrases.

Les moines pratiqueront ce bon zèle avec un ardent amour. Tout est dit : d’où on part, où on va, par où on passe. S’obéir les uns aux autres, supporter la faiblesse des autres comme la sienne propre, vivre les uns avec les autres dans le plus grand respect, toujours juger du point de vue d’autrui, toujours céder la première place à Dieu et au Christ. Seul l’amour peut envisager cela, expliquer cela, réaliser tout cela.

Que saint Benoît accorde une telle confiance aux possibilités du moine en dit long sur la connaissance qu’il a du cœur humain. Voilà le moine invité à aimer, invité à se laisser envahir et porter par ce qu’il y a de plus intime et de plus fort en lui-même tout autant que dans le cœur de Dieu. Dieu est amour (1 Jo 4, 16). A la suite du Christ, le moine doit le révéler, en le devenant lui-même.

(RB 73, 8-9) TOUT N’EST PAS CONTENU DANS LA RÈGLE

 

8 Qui donc que tu sois, qui te hâtes vers la patrie céleste, accomplis avec l’aide du Christ, cette tout petite Règle, écrite pour les débutants. 9 Cela fait, tu parviendras avec la protection de Dieu, aux plus hautes cimes de la doctrine et des vertus, que nous venons de rappeler.

Que tout ne soit pas contenu dans la règle n’est pas le résultat de son imperfection. Si la vie monastique est fondamentalement une recherche de Dieu, saint Benoît ne peut pas ne pas savoir que la vie en Dieu ne se laisse pas mettre par écrit, qu’elle ne se laisse pas codifier, qu’elle ne se laisse pas définir, au sens strict de ce mot : appliquer des frontières, dire où les choses commencent et où elles finissent. Que tout ne soit pas contenu dans la règle est encore, finalement, une parole sur Dieu. Il n’y a rien à négliger de tout ce qui peut nous conduire à lui. Mais aussi, nous sommes toujours en route pour arriver jusqu’à lui, le vrai but ultime.

Tout n’est pas contenu dans cette règle. Il y a donc une porte ouverte, vers l’extérieur, vers l’avant, vers le surplus. Saint Benoît n’a pas eu la prétention de vouloir tout dire pour tous les siècles qui allaient le suivre. Il préfère nourrir ses disciples de l’essentiel, ce qui les soutiendra à travers toutes les secousses de l’histoire, ce qui les gardera ouverts à toutes les évolutions qu’ils rencontreront, ce qui les éloignera des raideurs de la lettre et les tiendra proches de la souplesse de l’esprit. Tout n’est pas contenu dans cette règle. Il y a une porte ouverte, mais ce n’est pas une fuite en avant. Il faut pouvoir mettre ce « plus » en relation avec l’humble recherche quotidienne des passages qui peuvent nous conduire à lui.

Dieu n’a pas encore tout écrit de l’histoire de notre relation à lui. Soyons-lui reconnaissants de ce qu’il a déjà écrit pour nous. Soyons ouverts à ce qu’il écrira encore sur la page ouverte devant nous.

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