RÉSURRECTION DE LA CHAIR

RÉSURRECTION DE LA CHAIR
 
Il y a quelque deux mille ans, des hommes et des femmes – je devrais dire plutôt : des femmes et des hommes, car les femmes ont ici précédé les hommes – ont vécu une expérience bouleversante, dont ils ont tenté de partager le sens, tant bien que mal, dans leurs simples mots.

Ce fut d’abord une rencontre, avec un homme qui a éclairé et changé leur vie. Ils l’ont accompagné, ont cheminé avec lui, ont vibré à sa parole, recueilli son message : message de liberté et d’amour, de solidarité et de fraternité.

 

Cette liberté et cette fraternité étaient si radicales qu’elles ont dérangé les structures établies, les pouvoirs tant religieux que politique, et que cet homme a semblé menaçant, dangereux, au point d’être rejeté, condamné, mis à mort . Ce fut l’aventure de Jésus le Nazaréen …

 

Mais, alors que tout paraissait perdu, ses disciples ont vécu une étape ultime de leur rencontre avec lui : ce Jésus n’a pas été retenu par la mort, – disent-ils – il s’est retrouvé vivant, présent d’une présence intense, au milieu d’eux .

 

Toutefois, comment rendre compte de ces retrouvailles ? Le récit qu’ils nous adressent essaie de l’évoquer, tout en laissant apparaître les détours de leur cheminement vers la reconnaissance, à travers l’étrangeté de cette expérience neuve.

 

Le texte que nous venons d’entendre fait suite à la belle histoire – mieux connue – des pèlerins d’Emmaüs. Ceux-ci sont en train de partager aux apôtres ce qui leur était arrivé sur le chemin, lorsque soudain «Jésus se trouva au milieu d’eux !», mais le récit ne cache pas, – au contraire – leur stupéfaction et leur incrédulité : «ils pensaient voir un esprit ! ». Alors Jésus les reprend là où ils en sont : « Pourquoi êtes-vous troublés ? Et pourquoi ces discussions, ces objections, montent-elles dans vos cœurs ?! » Puis, il insiste : «Voyez mes mains et mes pieds !». (La même invitation sera faite plus tard à Thomas : «Vois, touche mes mains et mon côté !», les traces, les signes de ma passion): «car c’est bien moi !», le crucifié (en grec, ces mots ont une résonance plus profonde encore : ‘ego eimi autos – Je Suis, raccourci du nom imprononçable de Dieu dans l’ancienne alliance.)

 

Insistance étrange sur la vision et le toucher : «Touchez-moi et voyez : un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai !». Notre Foi ferait peut-être volontiers l’économie de ce réalisme, plus troublant que rassurant… Le texte continue d’ailleurs : «Comme ils doutaient encore sous le coup de la joie et continuaient de s’étonner, Jésus leur dit : ‘Avez-vous ici quelque chose à manger ?’. Ils lui offrirent alors un morceau de poisson grillé. Le prenant, il mangea devant eux !». Il est certain que les apôtres ont fait là l’expérience d’une rencontre intense autant qu’insolite, et qu’ils essaient de nous en partager la vérité profonde. Mais cette vérité ne s’est pas imposée à eux dans l’évidence immédiate ; elle a dû se frayer un chemin à travers l’épaisseur d’un doute : bienheureux doute dont ils nous font l’aveu, et qui rend notre Foi solidaire de la leur ! A notre tour, il nous faut laisser ces textes descendre dans notre entendement et y ouvrir toutes les hypothèses. Nous devons pour cela tenir compte, à la fois du caractère symbolique, poétique, intentionnel, de tout récit biblique, mais aussi de l’insistance sur le détail réaliste de ce récit… Sans doute, notre Foi de chrétiens ne nous assure-t-elle pas un savoir précis et réservé sur l’au-delà de la mort ni sur la vie future, mais peut-être jette-t-elle quelques lueurs sur le sens des réalités présentes. L’insistance du récit évangélique (dont on ne peut méconnaître l’intention apologétique) nous inviterait alors à revoir, ou à approfondir, notre propre conception du corps, de la chair, des os et de la nourriture, et à tenter par là d’entrer dans la compréhension de ce pourrait être la Résurrection : un corps ressuscité.

 

J’en prends le risque …

 

Dans la tradition biblique, la chair désigne la partie vulnérable, sensible, proche, de l’homme , tandis que l’os signifie sa réalité la plus profonde, la plus intime, la plus essentielle … Aux origines, lors de la création de la femme dans le récit de la Genèse , l’homme émerveillé s’écrie : « Cette fois, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ! »

 

Premier poème d’amour de l’humanité : l’os et la chair, c’est donc la réalité totale de l’être humain dans sa présence à l’autre, à la fois intime et proche , différent et semblable.

 

Mais ne pouvons-nous aller plus loin : en somme, qu’est-ce qu’un corps, au niveau de notre perception la plus immédiate ?.. Il me semble que ce mot signifie trois choses :

. mon corps est d’abord le fondement de ma présence dans l’être ;

. mais il est aussi ce qui limite cette présence, son contour, ce qui la définit, la situe : Je suis ici, pas là : je ne m’étends pas plus loin que ma propre envergure

. enfin, parce qu’il est cette limite, ce corps est aussi le lieu où je puis entrer en contact avec ce qui n’est pas moi, avec l’autre ( ma peau, qui me limite et m’environne, peut toucher la peau de l’autre, sa limite à lui ) : le corps est ainsi un lieu relationnel . Et ce corps, d’abord opaque, devient par la relation signifiant, je veux dire : transparent de la personne . C’est ainsi que deux êtres qui s’aiment ne savent presque plus la couleur des yeux de l’autre : ils ne connaissent que son regard, et, au-delà, le message de son cœur …

 

Lieu de la présence, lieu de la limite, lieu relationnel, ne pouvons-nous retrouver ces trois réalités dans ce que serait la rencontre avec le corps ressuscité du Christ : il est signe d’une présence vivante ; il est signe d’une présence située dans la réalité concrète ( Jésus surgit dans le contre-jour du tombeau ouvert, dans l’intimité de la chambre close, ou encore sur la grève, dans l’aube opalescente ) ; il est signe enfin d’une présence qui est lieu et principe de relation : n’est-il pas caractéristique que presque chacune de ces rencontres s’achève dans le cadre d’un repas, par le geste d’un partage ?

 

La nourriture est ce qui alimente et soutient la vie. Partager son pain, c’est mettre en commun ce qui permet de rester en vie. Quand Jésus demande à ses disciples : « Avez-vous quelque chose à manger ? », il leur dit équivalemment : ‘ Me donnez-vous de partager votre vie ?’, comme il a demandé jadis à la Samaritaine : « Donne-moi à boire ! », partage- moi ce qui étanche ta soif ! … Tout repas pris en commun est une communion. Dans cette rencontre mystérieuse qui nous occupe aujourd’hui, Jésus signifie à ses apôtres que sa présence a traversé la mort et que la relation qui les unit est plus vivante que jamais. Le corps ressuscité de Jésus éclaire ainsi ce que notre propre corps doit devenir … Car nous sommes tous des êtres de relation en devenir. C’est le sens de notre existence . Toute notre vie n’a pour but que de nous ouvrir progressivement à la relation à l’autre, aux autres, jusqu’à notre mort, ouverture définitive au Tout Autre, mais en même temps épanouissement de tous nos liens profonds.

 

Jésus, homme de la relation durant toute sa vie, est devenu par sa mort – sa traversée de la mort – relation définitive, absolue, universelle, et c’est ainsi qu’il revient parmi nous pour faire de nous – selon l’expression de saint Paul – les membres vivants de son corps en achèvement . C’est le sens de toute Eucharistie : chaque fois que nous nous rassemblons en son nom, il est au milieu de nous, et reprend l’initiative de notre partage : « Quand vous rompez le pain et buvez à la même coupe, je deviens votre partage ! », nous assure-t-il.

 

Le signe le plus sûr de sa Résurrection aujourd’hui, c’est que nous nous laissions réunir par son Esprit de relation, afin de devenir nous-mêmes artisans de relation, d’amour et d’unité contagieuse.

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